Print Friendly, PDF & Email

Cela fait un moment qu’on a pour idée de rédiger un article complet sur la mise en place de l’Etat sécuritaire dans la France d’après-guerre. Pour cela, il faut faire un retour historique de plus de 70 ans.

 

UNE GENÈSE COLONIALE

 

Nous faisons le choix de remonter à la date du 8 mai 1945. Mais pas celle qu’on célèbre en France avec des flonflons, feignant d’oublier que la France d’alors s’est davantage illustrée par sa collaboration avec le régime nazi que par sa vaillante résistance. On parle ici plutôt de celle du massacre de Sétif (Algérie).

Un autre article de nos articles revient sur l’histoire plus ancienne du maintien de l’ordre en France depuis la moitié du 19ème siècle, notamment à travers un historique de l’usage des gaz lacrymogènes : https://desarmons.net/index.php/2018/04/06/ce-quil-faut-savoir-sur-les-lacrymo/

 

Avant de commencer, rétablissons une vérité historique : majoritairement, les combattants de la résistance n’étaient pas des “français de métropole”. Si l’on reprend les différents chiffres avancés par les historiens et autres spécialistes de la seconde guerre mondiale, les combattants de la France Libre “colonisés” ont représenté entre 40 et 65 % des résistants, tandis que les “étrangers” en ont représenté entre 6 et 10%, ce qui laisse seulement 25 à 55 % de “citoyens français” (et c’est sans compter les récents “naturalisés français” et les juifs frappés d’apatridie par le régime de Vichy)…

 

A Sétif en 1945, les résistants algériens appellent légitimement à célébrer la victoire des “Alliés” contre les “forces de l’Axe”. Mais les autorités françaises interdisent aux militants algériens de brandir le drapeau algérien. Lorsque Bouzid Saâl, jeune scout musulman, est abattu par les troupes françaises au cœur du cortège parce qu’il tient un drapeau de l’Algérie, la foule se révolte, entraînant par la suite un massacre qui fera entre 3000 et 30 000 morts algériens à Sétif, Guelma et Kherrata et provoquera des représailles à l’encontre des européens, qui feront 102 victimes. Certains voient dans ce moment le “premier acte” de la guerre d’Algérie.

En métropole, le Gouvernement Provisoire organise un référendum qui pose les fondements de la IVème République. Au Parlement, les partis et forces de gauche sont largement majoritaires, tandis que la droite représente moins de 35% de l’électorat. Pour autant, De Gaulle, bénéficiant de son aura de héros de la Résistance, est placé à la tête du gouvernement. Dans son discours de Bayeux en juin 1946, il affirme ses idées droitières et plaide pour la création d’un régime présidentiel.

 

Dans le même temps, certaines colonies commencent à organiser politiquement et militairement leur sortie du giron impérialiste français : les indépendantistes vietnamiens du Viêt Minh d’abord, puis les indépendantistes algérien du FLN, lancent les hostilités contre l’Empire colonial français…

 

LES COLONIES COMME LABORATOIRES

CONTRE-INSURRECTIONNELS

 

Des contingents français sont envoyés en Indochine, puis en Algérie, pour mater la révolte des colonisés. En leur sein, des officiers français vont s’illustrer par leur ingéniosité et marquer l’histoire avec le développement des théories contre-insurrectionnelles, qui seront enseignées par la suite dans les écoles militaires et de police du monde entier.

 

Ces officiers s’appellent David GALULA, Roger TRINQUIER et Charles LACHEROY.

 

Durant cette période, ils seront sous les ordres de Jacques GUILLERMAZ, Raoul SALAN, Jean DE LATTRE DE TASSIGNY, Jacques MASSU ou Marcel BIGEARD.

David GALULA effectue des missions successivement en Chine, où il étudie les théories de Mao Tsé-Toung, en Grèce où il étudie la guerre civile, à Hong Kong après l’arrivée au pouvoir des communistes et le début de la colonisation britannique, aux Philippines où il rencontre le responsable de la contre-insurrection américaine Edward Lansdale, en Indochine auprès de Salan, puis en Algérie où il est chargé de “mettre en application” ses méthodes de contre-insurrection tirées de ses expériences passées.

 

Roger TRINQUIER effectue des missions en Indochine dans des opérations de contre-guerilla, avant de prendre la tête du Service Action du Tonkin sous l’égide du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage, ancêtre de la DGSE. Ces missions consistaient à mettre sur pieds des maquis de contre-guerilla à l’arrière des troupes Viêt Minh. A la même période, il prend part à l’opération “Rat killer” lancée par la CIA en Corée (maquis du Jirisan) pour éradiquer la guérilla communiste : 5800 combattants sont abattus et 5700 capturés. Il est ensuite envoyé en Algérie sous les ordres de Massu, où il est chargé de la mise en place du Dispositif de protection urbaine (DPU) durant la bataille d’Alger, consistant à quadriller quartier par quartier, immeuble par immeuble et de pénétrer les réseaux du FLN de la zone autonome d’Alger à l’aide de 6000 infiltrés (les “bleus de chauffe“), souvent anciens militants du FLN “retournés” par la torture ou l’intimidation, sous la direction du Groupe de Renseignement et d’Exploitation du capitaine Paul-Alain Léger (Source wikipedia).

Charles LACHEROY effectue des missions en Indochine, puis en Algérie à partir de 1958. Durant la bataille d’Alger, il est directeur des services de l’information et de l’action psychologique. L’action psychologique est notamment mise en œuvre par des groupements aéroportés spéciaux (parachutistes) et vise à déstabiliser l’adversaire en alliant dissuasion, persuasion et séduction, propagande, sabotage et noyautage. Aussi et surtout, l’action psychologique justifie l’usage de la torture (cf. révélations de Paul Aussaresses) et le recours aux disparitions forcées (cf. “crevettes Bigeard“).

 

La bataille d’Alger aura été un laboratoire à ciel ouvert des pratiques contre-insurrectionnelles, qui sera par la suite reversées dans les manuels antiterroristes et de police. La bataille d’Alger sera aussi le prétexte de l’enterrement de la Quatrième République et l’avènement de l’État autoritaire Gaulliste.

 

DE L’EXPERIMENTATION A LA DOCTRINE :

RECYCLAGE DES POLICES COLONIALES EN MÉTROPOLE

 

ÉTAT D’URGENCE ET DESTRUCTION DE LA RÉSISTANCE ALGÉRIENNE

 

Le 3 avril 1955, Michel Debré fait voter la Loi sur l’État d’urgence, appliquée en Algérie pour mater la résistance algérienne, dans ce qui ressemble à une guerre asymétrique entre une armée régulière et des forces insurrectionnelles issues du peuple. Debré, ancien résistant, n’a alors aucun mal à s’accorder avec Maurice Papon (alors préfet de Constantine jusqu’en 1958, puis préfet de la Seine de 1958 à 1967), ancien collabo, pour écraser cette résistance dans le sang. Bel exemple de réconciliation nationale.

Dans la même optique, le 8 octobre 1958, alors qu’il est garde des sceaux, Michel Debré signe l’ordonnance autorisant l’internement administratif ou l’assignation à résidence des « personnes dangereuses pour la sécurité publique, en raison de l’aide matérielle, directe ou indirecte, qu’elles apportent aux rebelles des départements algériens », en s’inspirant directement des centres d’internement mis en place dés 1955 en Algérie par François Mitterrand, alors ministre de l’intérieur (24 000 assignés à résidence dans la région d’Alger, dont 3000 ont disparu). Sont ainsi ouverts des camps d’assignation à résidence pour les Algériens de la métropole, les CARS, réminiscence des camps d’internement de la France de Vichy, dispositif raciste certes, mais un peu moins dans une perspective d’épuration ethnique que de contrôle des populations. Ce savoir-faire français en terme d’internement aura sans doute inspiré Mitterrand 30 ans plus tard pour inaugurer les Centre de Rétention Administrative (CRA) destinés aux étrangers sans-papiers.

 

 

Nota Bene : François Mitterrand s’est illustré, avant de soutenir la résistance, comme sympathisant de groupes fascistes comme les Croix de Feu, l’Action Française et la Cagoule, avec lesquels il participe à des rassemblements contre “l’invasion métèque”, puis comme fonctionnaire du régime de Vichy (Source wikipedia). A la fin de la guerre, il contribuera à réhabiliter des collaborationnistes notoires, tels que Jean Paul Martin, Yves Cazeaux, Pierre Saury, tous impliqués auprès du préfet René Bousquet dans la déportation des juifs et la répression à l’égard de la résistance juive et communiste, en en faisant ses proches collaborateurs à partir de 1954 (Source Le Point).

 

 

En 1961-1962, l’État d’urgence est utilisé pour faire taire l’opposition à De Gaulle sur son aile droite. De Gaulle écarte ainsi tout risque séditieux pouvant l’empêcher de se hisser au pouvoir absolu.

 

L’État d’urgence en vigueur du 23 avril 1961 au 9 octobre 1962, justifiera notamment deux massacres en métropole :

 

  • Le 17 octobre 1961 à Paris, quand des milliers d’Algériens veulent protester contre le couvre-feu. La police, sous les ordres de Maurice Papon, tue entre 200 et 400 personnes cette nuit là et les semaines suivantes, en blesse plus de 260 pour cette seule nuit, en interne entre 6000 et 8000 au Palais des Sports, au stade Pierre de Coubertin et dans la cour de la Préfecture de Police, avant d’en expulser plus de 1700 vers l’Algérie (Source wikipedia).
  • Le 8 février 1962 à Paris, lors d’une manifestation contre l’OAS et la guerre d’Algérie, interdite par arrêté préfectoral pris sur la base de l’état d’urgence, la police tue 8 personnes sur les quais du métro Charonne (Source wikipedia).

 

 

En mars 1962, De Gaulle a fait la démonstration de son autorité sanglante. Il n’a plus à prouver par la force son hégémonie et son emprise sur le pouvoir politique français. Il accorde son autonomie politique à l’Algérie le 19 mars 1962, en échange d’une dépendance économique qui ne cessera jusqu’à l’heure où on écrit ce texte. En janvier 1963, De Gaulle crée la Cour de Sûreté de l’État, justice d’exception chargée “de juger, en temps de paix, les crimes et les délits portant atteinte à la sûreté intérieure et extérieure de l’État”, comme l’espionnage ou le terrorisme.

 

RECONVERSION DES OFFICIERS TORTIONNAIRES

 

Les officiers de la contre-insurrection, désœuvrés, sont alors envoyés aux quatre coins du monde pour transmettre aux écoles militaires et de police les conclusions de leurs expériences morbides en Indochine et en Algérie.

 

David Galula obtient une chaire à Harvard, où il rédige Pacification in Algeria (Pacification en Algérie) et  Counterinsurgency Warfare: Theory and Practice (Contre-insurrection : théorie et pratique), publiés en 1963 et 1964 par la RAND Corporation. Le second sera traduit en français et publié par les éditions Economica en 2008, préfacé par le général d’armée américain David Petraus, qui se vente d’en avoir fait usage en Irak. Ses écrits sont repris dans le manuel américain de la contre-insurrection et enseignés dans toutes les écoles militaires.

 

Il s’inspire notamment des écrits de Mao Tse Toung, disant que “Le peuple est la mer dans laquelle les révolutionnaires nagent”, conseillant par conséquent aux contre-révolutionnaires de “contrôler la population”.

 

A son retour en métropole à partir de 1961, Roger Trinquier rédige une série d’ouvrages sur ses expériences militaires, dont “La guerre moderne” publié aux éditions La Table Ronde en 1961, Notre guerre au Katanga publié par La Pensée Moderne en 1963, Guerre, subversion, révolution publié par Robert Laffont en 1968 ou Les maquis d’Indochine publié par SPL Albatros en 1976.

 

Pour sa part, Charles Lacheroy, dirigeait dés 1953 le Centre d’études asiatiques et africaines (CEAA), qui devient peu après Centre militaire d’information et de spécialisation pour l’outre-mer (CMISOM) destiné à la production théorique à l’usage des troupes coloniales. En 1954, il publiait Action Viet-Minh et communiste en Indochine, ou une leçon de « guerre révolutionnaire ». A son retour d’Algérie en 1958, il est nommé conférencier de chaire à l’École supérieure de guerre puis affecté à la direction de l’École supérieure des officiers de réserve spécialistes d’état-major (ESORSEM).

 

D’autres officiers et tortionnaires, comme Paul Aussaresses, dont le rôle n’a été connu qu’en 2000, ont enseigné à Fort Bragg, quartier général des forces spéciales américaines, et Fort Benning. Des officiers américains admettront que ces enseignements ont été utilisés par la suite au Vietnam. Aussaresses poursuit son parcours au Brésil où il enseigne au Centre d’entraînement des forces spéciales de Manaus et au Centre d’instruction de guerre dans la jungle, où sont formés des officiers brésiliens, chiliens, argentins, et vénézuéliens…

Voir à ce sujet, l’incontournable documentaire LES ESCADRONS DE LA MORT, L’ECOLE FRANCAISE

 

RECONVERSION DES “AGENTS FRANCAIS D’ALGERIE”

 

Par ailleurs, un certain nombre de militaires et employés de l’administration française en Algérie sont doucement reversés dans la police et l’administration en métropole.

Sources pour ce chapitre : 1, 2, 3

On les retrouve par exemple comme gérants des foyers de la SONACOTRAL (Société Nationale de Construction de Logements pour les Travailleurs Algérien, devenue aujourd’hui ADOMA), qui ont été créés par les décrets du 4 août et 30 novembre 1956 officiellement pour résorber les bidonvilles où vivent près de 150 000 Algériens et que certains gèrent d’une main de fer, main dans la main avec le SAT-FMA de la préfecture de Paris (voir plus bas). Ses débuts (le premier foyer est ouvert en 1959) se placent dans la continuité de la guerre de basse intensité menée contre le FLN en métropole.

Mais on les retrouve également dans les nouvelles brigades spéciales de police créées dès 1953, les “brigades Z” et des “Brigades des Agressions et des Violences” (BAV), dont le rôle officiel est de résorber le bidonville de Nanterre et d’y lutter contre le crime, mais qui en réalité mènent durant des années une vraie opération de contre-insurrection dans les lieux de (sur)vie de la communauté Algérienne. Elles y importent les techniques éprouvées dans la Casbah d’Alger :

 

Les portes des cabanes étaient numérotées à grandes coulées de peinture. Intervenant par surprise, elles entraient dans les cabanes quand cela leur chantait, fouillaient sans retenue, terrorisaient les populations. Mais il s’agissait aussi pour elles de paralyser toute vie sociale balbutiante, pour soumettre “la subversion nord-africaine”, ainsi que se plaisait à le commenter Maurice Papon, en charge de cette répression et grand architecte de cette police d’exception. Elle détruisait ainsi tout commerce, café, salle publique, crèche, local social et toutes les solidarités visibles que les habitants des bidonvilles tentaient désespérément d’inventer. Les bulldozers entraient périodiquement défoncer le terrain et déposer des montagnes de terre battue devant les places qui voyaient le jour ainsi qu’aux carrefours stratégiques que les habitants réussissaient à percer. Des palissades étaient édifiées pour gêner la circulation à l’intérieur du bidonville, des chevaux de frise empêchaient l’accès aux secteurs soupçonnés d’abriter des leaders. Au plus fort de cette répression sauvage, on triait, on déplaçait, on incendiait et on assassinait les meneurs. (Source)

 

Comble du cynisme, une partie des Brigades Z agissent dans les bidonvilles habillés du “bleu de chauffe”, à l’image des anciens du FLN retournés par les services de renseignements lors de la guerre d’Algérie (Source).

 

A partir de 1955, ce sont aussi 200 agents soupçonnés de torture qui sont transférés vers la métropole, notamment au sein du Service d’Assistance Technique aux Français Musulmans d’Algérie (SAT-FMA), créé en 1959. Antenne du bureau de renseignement spécialisé de la préfecture de police de Paris, le SAT établit un recensement des populations musulmanes de la métropole et prend en charge le contrôle, l’enfermement et les expulsions des Algériens.

 

Tous ces effectifs chargées de la surveillance, du contrôle et de la répression des colonisés d’Afrique du Nord vivant en métropole, serviront ensuite à constituer les Brigades de Sécurisation de Nuit (BSN) et les Brigade de Sécurisation de la Voie Publique (BSVP) dans les années 1970, avant que ne soient mises sur pieds les Brigades Anti Criminalité (BAC) dans les années 1970-90. Il n’y aura jamais de remise en question des objectifs de ces brigades, mais seulement des phases de modernisation.

La BAC des Yvelines

 

UN PASSAGE PAR LES ETATS-UNIS ET L’IRLANDE

 

CHASSE AUX SORCIERES CONTRE LA NOUVELLE GAUCHE

ET LES MOUVEMENTS DE LIBERATION NOIRE

 

Simultanément, aux Etats-Unis, le FBI et la CIA se chargent de reverser les enseignements des guerres décoloniales et de la contre-insurrection dans les manuels de police interne. Le Counter Intelligence Program (COINTELPRO) est ainsi mis en place entre 1956 et 1971 pour lutter contre les organisations politiques dissidentes aux Etats-Unis.

 

Les opérations secrètes diligentées dans le cadre de ce programme visent notamment les Weathermen, le Black Panther Party, le Parti communiste des États-Unis d’Amérique, le Mouvement afro-américain des droits civiques, l’American Indian Movement, mais également un spectre très large de la gauche et de la “nouvelle gauche” américaine allant des partis communistes et socialistes aux mouvements féministes, en passant par certains notables, et entraîneront l’exécution extrajudiciaire de 27 Black Panthers (dont son leader Fred Hampton, assassiné dans son lit) et 69 membres de l’American Indian Movement.

Les méthodes employées sont sensiblement les mêmes que durant la bataille d’Alger :

  • Infiltration
  • Guerre psychologique (campagne de discrédit, fausses rumeurs, faux rendez-vous publics, appels téléphoniques et lettres anonymes, création de groupes d’action dirigés par des indics, manipulations de proches…)
  • Harcèlement judiciaire (criminalisation des militant-es, affaires fabriquées, surveillance et filatures…)
  • Emploi illégal de la force (sabotage, agressions, passages à tabac, assassinats)

 

Cette guerre de basse intensité menée par les services de renseignement et de police est mise en œuvre sur le terrain par des unités créées spéciales sur mesure, comme les SWAT (Special Weapons And Tactics) créées en 1968, sorte d'”antigang” préfigurant ce que seront les unités “anti terroristes” par la suite. Les modes d’intervention des SWAT sont calquées sur les techniques de contre-guerrilla utilisée par les Special Operation Groups (SOG) durant la guerre du Vietnam, qui fut le laboratoire contre-insurrectionnel de l’armée américaine.

Nombre d’affaires démontrent que ces pratiques ont survécu au programme Cointelpro et ont été systématiquement réutilisées par la suite contre les mouvements dissidents américains, y compris contre Black Lives Matters après 2013.

 

CONTRE-INSURRECTION DANS LA GUERRE D’IRLANDE

 

Dans les années 1970, l’armée britannique œuvre à anéantir la résistance irlandaise de l’Irish Republican Army (IRA) dans le cadre de l’Opération Banner, dont les méthodes s’inspirent à leur tour des théories contre-insurrectionnelles développées dans les colonies françaises et étasuniennes (Source), mais également dans leurs propres colonies, en Malaisie (1962-1965) ou contre les Mau Mau au Kenya (1952-1959).

 

Dans le cadre de ces opérations, l’armée britannique s’en prend à la guérilla, mais également aux manifestations de soutien des habitants, développant plus en avant les théories de contrôle des foules en y mêlant les enseignements des guerres décoloniales. Après avoir expérimenté les balles de bois dans les colonies britanniques (à Hong Kong), la police coloniale et l’armée britannique introduisent l’usage des premières “armes non létales” dans le paysage du “maintien de l’ordre” en métropole. Pour le contrôle des foules, elles utilisent notamment, en Irlande du Nord entre 1970 et 1975, près de 55 000 balles de gomme, les “Round, Anti-Riot, 1.5in Baton”. A partir de 1975, elles commencent également à utiliser des balles de plastique…

 

NAISSANCE DE L’ANTI TERRORISME FRANÇAIS

 

Pour comprendre l’évolution des doctrines de police et de l’idéologie sécuritaire à partir de la seconde partie des années 1990, il est nécessaire de se pencher sur l’émergence, à partir des années 1960, d’une réalité oubliée sur le sol métropolitain depuis la fin du 19ème siècle : l’utilisation de la violence armée pour la promotion ou la défense de ses idées :

 

  • L’Organisation Armée Secrète (OAS) ouvre la danse en 1961, initiée par des militaires et l’extrême droite favorable à l’Algérie française, en organisant une série d’attentats qui ne cesseront pas jusqu’en 1968, provoquant la mort de près de 2000 personnes.
  • Les années 1970 sont marquées par de nombreux attentats réalisés à l’initiative de groupes fascistes (Groupe Charles Martel, Commando Delta, Honneur de la police), de groupes d’action marxistes, autonomes et anarchistes français (Brigades Internationales, Noyaux armés pour l’autonomie populaire, Groupe d’Offensive pour la Radicalisation des Luttes, Collectif communiste révolutionnaire), mais aussi par des groupes armés pour la libération de la Palestine (Septembre Noir, FPLP) ou pour la libération de l’Arménie (ASALA), qui se poursuivront jusqu’à la moitié des années 1980.
  • Les années 1980 voient la multiplication d’attentats réalisés par des groupes armés islamistes chiites (Hezbollah libanais), mais également par les indépendantiste corses (FLNC, Armata Corsa) et des groupes anarchistes et autonomes (Action Directe). Les attentats organisés par les indépendantistes corses se poursuivront jusque dans les années 2010.
  • Enfin, les années 1990 – 2000 sont marqués par les premières attaques terroristes revendiquées par des groupes armés et ds personnes isolées d’obédience salafistes (Groupe Islamique Armé, Front Islamique Armé), mais également par ceux des indépendantistes corses et basques (FLNC, ETA, Irrintzi) et du Comité Régional d’Action Viticole (CRAV).

La BRI (Brigade de Recherche et d’Intervention) ou Brigade Anti Commando était créée dés 1964 pour faire face aux “attaques à main armée”. On parle alors d’antigang, mais c’est en 1972 que la BRI est employée officiellement dans la lutte antiterroriste. La même année est fondée le GIGN (Groupe d’Intervention de la Gendarmerie Nationale), son pendant militaire. Cette décision fait suite notamment à la prise d’otage lors des jeux olympiques de Munich par le groupe palestinien Septembre Noir.

En 1978, l’Etat français met en place le “plan Vigipirate” suite à la prise d’otage de l’ambassade d’Irak à Paris par l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP), qui sera sans cesse renouvelé jusqu’à aujourd’hui et qui sera renforcé avec “l’opération Sentinelle” en 2015, portant les effectifs militaires employées au quadrillage du territoire français de 800 hommes dans le cadre de Vigipirate à 13 000 hommes supplémentaires !

 

C’est à la même époque que le président américain Ronald Reagan lance sa “guerre globale contre le terrorisme” (Global war on terror), appel qui trouvera un écho chez tous les partisans d’une guerre totale au nom de l’impérialisme occidental.

 

En 1985 est créé le RAID (Recherche, Assistance, Intervention, Dissuasion), nouvelle unité d’élite sur le modèle des SWAT étasuniens, dans le butte de lutter contre toutes les formes de criminalité, de grand banditisme, de terrorisme et de prise d’otages. Il vient s’ajouter à la BRI

 

En 1986, la droite revenue au pouvoir crée une cour d’assises spéciale pour les crimes qualifiés de “terroristes”, redonnant vie sous une autre forme à la Cour de Sûreté de l’État mise en place par De Gaulle en 1963 et abolie par Mitterrand en 1981. En 1992, cette juridiction spéciale est élargie au trafic de stupéfiants en bande organisée et la garde-à-vue étendue de quatre à six jours.

 

La méfiance ancestrale des structures de sécurité à l’égard des indépendantistes, des musulmans et des mouvements de la gauche radicale commence dans les années 1980 à peaufiner les théories contre-insurrectionnelle pour les moderniser et les fondre dans les doctrines antiterroristes.

 

A partir de ce moment, les structures de sécurité feront tout pour habituer l’opinion à l’idée qu’il n’y a qu’un pas de la délinquance et de la contestation politique radicale vers la criminalité organisée et le terrorisme.

Nota Bene : A cette époque le Maintien de l’ordre n’est pas une priorité et il est encore très basique, les policiers n’ayant recours qu’à la matraque et au gaz lacrymogène. Ce maintien de l’ordre est peu efficace et fait régulièrement des victimes, quand les forces de l’ordre font usage de leurs armes ou de grenades offensives : Philippe Mathérion est tué par une grenade offensive (OF) le 24 mai 1968 à Paris, Gilles Tautin tombe dans la Seine durant une charge de gendarmes mobiles le 10 juin 1968 à Meulan, Pierre Beylot est tué d’une balle de 9 mm par un CRS le 11 juin 1968 à Sochaux-Montbélliard, Henri Blanchet meurt d’une chute provoquée par le blast d’une grenade offensive le même jour au même endroit, Vital Michalon est tué par une grenade offensive le 31 juillet 1977 à Creys-Malville, Malik Oussékine est tabassé à mort par des policiers voltigeurs le 6 décembre 1986 à Paris… sans compter les milliers de blessés.

 

 

EN FRANCE : DE LA TOLERANCE ZERO A LA GENERALISATION

DES ARMES “NON LETALES”

 

Dans les années 1980, des chercheurs en sécurité et criminologues étasuniens développent des théories pour le “contrôle des désordres” et de “sociologie de la déviance”, s’inspirant des enseignements précédents pour trouver de nouvelles méthodes de police. C’est par exemple le cas de George Kelling ou James Wilson lorsqu’ils énoncent leur “Théorie de la vitre brisée” (ou “Hypothèse de la vitre brisée”) qui va dans le sens d’une “tolérance zéro” à l’encontre des petites incivilités, qui selon eux, entraîneraient un cercle vicieux amenant à la délinquance, voire au crime organisé. Dans leurs hypothèses, il n’est pas rare que le crime organisé soit perçu comme le creuset du terrorisme : le glissement de la délinquance au terrorisme n’est jamais très loin.

 

Le lien sera fait sous la mandature de Rudy Giuliani à la mairie de New York, qui, sous l’égide du chef de sa police William Bratton (actuellement et depuis 2016, il est vice président du conseil consultatif sur la sécurité intérieure), va mettre en application ces préceptes pour faire la guerre au crime.

 

Dés la fin des années 1990, Charles Pasqua généralise le déploiement des Brigades Anti Criminalité (BAC) de jour comme de nuit sur l’ensemble du territoire, qui interviennent également en tenue civile pour passer inaperçu et “prendre par surprise”. Cette nouvelle police, inspirée des doctrines étasuniennes, a pour objectif de faire du flagrant délit, de taper la petite délinquance et de faire du chiffre. En cela, c’est une police rentable, concurrentielle, bref, néolibérale.

Le 30 novembre 1999, la bataille de Seattle, au cours de laquelle 40 000 manifestants s’opposent au sommet de l’Organisation Mondiale du Commerce, la police réprime férocement les manifestants non-violents (désobéissance civile) à l’aide de gaz lacrymogène, de matraques et de grenades assourdissantes (stun grenades / flash bang). L’état d’urgence est décrété, assorti d’un couvre-feu et d’une “no protest zone”. Ce sommet marque un moment important dans l’histoire de l’altermondialisme et des manifestations transnationales contre l’hégémonie capitaliste. Il marque le passage des années de luttes armées vers l’émergence de nouvelles formes de contestation et de nouveaux modes d’actions, comme le Black bloc, plus axés sur une confrontation directe avec les forces de l’ordre. La contre-insurrection rencontre le contrôle des foules (“crowd control“). Pour la police comme pour la dissidence, ce contre-sommet continuera de servir d’exemple, les uns comme les autres ayant eu la sensation de remporter une bataille.

Les attentats de New York le 11 septembre 2001 marquent un tournant majeur. Tous les regards sont tournés vers l’Amérique et des responsables du monde entier font le déplacement à New York, où Rudy Giuliani en profite pour faire la promotion de son modèle.

 

En France, Nicolas Sarkozy affirme son adhésion à cette vision sécuritaire et prône dés 2001 la “tolérance zéro”, à la fois contre les émeutes urbaines et le terrorisme.

 

En 2003 il fait adopter la Loi pour la Sécurité Intérieure qui crée une série de nouveaux délits et de nouvelles sanctions concernant la prostitution, la mendicité, les gens du voyage, les rassemblements dans les halls d’immeubles, les menaces, l’outrage au drapeau national, le hooliganisme, l’homophobie ou le commerce des armes. Elle octroie par ailleurs de nouveaux pouvoirs aux forces de l’ordre comme l’élargissement de certains fichiers, et notamment le Fichier National des Empreintes Génétique (FNAEG), des modifications des conditions de garde à vue, etc.

 

Aussi, elle encadre l’usage des armes “non létales”, appelés aussi “moyens de force intermédiaire”. Arrivent le Flash-ball SuperPro, la grenade de désencerclement DMP / DBD, le Lanceur de Balles de Défense LBD 40, et également le pistolet à impulsions électriques Taser X26.

Le Flash ball SuperPro à peine distribué aux policiers, il éborgne sa première victime le 17 juillet 1999 à Villiers sur Marne : Ali Alexis (voir notre entretien avec lui). Il éborgnera au moins 14 personnes entre 1999 et 2014.

L’usage des Flash-ball est alors circonscrit aux interventions de “police judiciaire” dans les quartiers. Les Lanceurs de balles de défense et grenades de désencerclement ne sont pas encore déployés.

 

LE TOURNANT 2005 : VERS UNE MILITARISATION

DU MAINTIEN DE L’ORDRE

L’exemple étasunien de militarisation des forces de l’ordre.

 

Le 26 octobre 2005, Nicolas Sarkozy va faire de la provoc’ sur la dalle d’Argenteuil et y insulte les jeunes des quartiers populaires qu’il qualifie de “racailles”. L’opération médiatique est bien orchestrée, l’humiliation est ressentie par des milliers d’habitants des quartiers populaires.

 

Le lendemain, Zyed, Bouna et Muhittin, fuient un contrôle de la BAC à Clichy sous Bois et se réfugient dans un transformateur électrique où les deux premiers meurent électrocutés, tandis que le troisième s’en sort avec des brûlures graves. Leur mort va entraîner trois semaines d’émeutes jusqu’au 17 novembre 2005, qui par leur ampleur et leur étendue sur le territoire français (200 communes concernées) leur donne un caractère politique et une dimension insurrectionnelle.

Par conséquent, les policiers se plaignent de leur équipement et exigent au sortir de ces trois semaines de révoltes d’obtenir un matériel plus efficace.

 

C’est cet épisode qui va opérer un glissement progressif des missions de “rétablissement de l’ordre” (police judiciaire) vers du “maintien de l’ordre” (police administrative), les cadres réglementaires encadrant l’un et l’autre venant à se mélanger de plus en plus, par l’intercalation des nouveaux moyens de forces intermédiaire (Flash-ball, LBD, grenades de désencerclement) dans le schéma de la riposte graduée destinée au maintien de l’ordre, leur distribution parmi les policiers intervenant dans les quartiers populaires et le recours à la BAC ou aux Compagnies de Sécurisation dans les missions de maintien de l’ordre.

 

Les policiers obtiendront satisfaction en 2007, lorsque le LBD 40 fera son apparition sur le terrain. Il est alors emblématique que le 27 novembre 2007, l’arme soit déployée simultanément lors de la révolte de Villiers le Bel, suite à la mort de Laramy et Muhsin, et à Nantes dans le cadre d’une manifestation lycéenne contre la LRU. Lors de celle ci, et alors qu’elle est en phase d’expérimentation (crosse de couleur jaune), elle blesse gravement Pierre Douillard-Lefevre au visage, qui perd alors partiellement l’usage de son œil.

La suite de l’histoire ne sera qu’une militarisation progressive et immuable du maintien de l’ordre, se fondant sur un système d’impunité que les procureurs et tribunaux garantissent aux policiers, en ne condamnant que peu ou pas du tout les auteurs de tirs ayant occasionné des mutilations.

 

Entre 2007 et 2019, ce sont au moins 12 personnes éborgnées par un tir de Flash-ball, 36 personnes éborgnées par un tir de LBD 40, 3 personnes éborgnées par une grenade de désencerclement et 7 personnes qui ont eu la main arrachée par une grenade lacrymogène instantanée GLI F4, sur un total d’au moins 200 personnes gravement blessées par l’une ou l’autre de ces armes (multiples fractures des os du visage, affection durable d’un organe interne ou d’un membre extérieur, traumatisme crânien ayant entraîné une infirmité).

 

En 2016, le ministère de l’intérieur dote les forces de l’ordre de nouvelles armes, plus puissantes, les Penn Arms à tirs multiples, prévus pour tirer 6 grenades lacrymogènes ou balles de gomme de 40 mm en 4 secondes et avec une portée trois fois supérieure au LBD 40 (150 m). Il commande plusieurs centaines de milliers de munitions en caoutchouc de 40 mm auprès du fabricant français Alsetex, qui sont plus compactes, donc plus dures, que les munitions achetées précédemment auprès du fabricant américain CTS. Il dote également les polices municipales de lanceurs de balles de défenses de 44 mm auprès des entreprises Redcore ou Verney Carron.

 

Enfin, en 2018, il emploie de façon massive de nouvelles grenades lacrymogènes de 40 mm, les MP3 et CM3, qui du fait d’être tirées “en rafale” avec le Penn Arms multicoups, saturent l’air en gaz et sont par conséquent beaucoup plus agressives.

 

TOUT POUVOIR AUX SERVICES DE RENSEIGNEMENT : LA DÉMOCRATIE TOTALITAIRE

 

Le 1er juillet 2008, Nicolas Sarkozy fusionne la Direction de la Surveillance du Territoire (DST) et les Renseignements Généraux (RG) au sein d’une nouvelle structure comprenant la DCRI et la SDIG et dote la police d’un nouveau fichier, CRISTINA, classé secret défense et non consultable par la CNIL. Cette fusion sous l’autorité directe du ministre amènera un ancien directeur des RG à déclarer qu’elle constitue une “énorme atteinte aux libertés” et donne naissance à une “police politique”.

 

Influencée ou conseillée par le criminologue et essayiste réactionnaire Alain Bauer, la ministre de l’intérieur Michèle Alliot-Marie organise une mise en scène le 11 novembre 2008, dans laquelle une dizaine d’anarchistes / libertaires sont arrêtés chez eux à Tarnac dans une opération médiatique mobilisant 150 policiers cagoulés. Accusés d’avoir saboté les caténaires d’une ligne SNCF dans l’Oise, ils sont d’abord inculpés pour “association de malfaiteur en relation avec une entreprise terroriste”, avant que ces faits ne soient requalifiés bien plus tard à l’issue d’un fiasco judiciaire.

D’autres affaires en 2008 (Affaire dites des “Mauvaises intentions”), en 2009 (Affaire de Chambéry) et en 2011 (Affaire de Labège) tenteront de faire passer les milieux autonomes et anarchistes pour un foyer de terroristes, mais en raison de la faiblesse des dossiers, la mayonnaise ne prendra pas. Malgré tout, elles révèlent la volonté de reconnaissance des services de renseignement, et notamment des agents qui passent le clair de leur temps à surveiller les dissidents politiques.

 

Ayant entendu la grogne des RG, Manuel Valls lance en 2014 une grosse réforme des renseignements et la DCRI est supprimée pour être remplacée par la DGSI et la SCRT, redonnant plus de prérogatives aux “RG de terrain”.

 

Petit à petit, les théories de “police proactive” et de “prévention situationnelle” étasuniennes viennent contenter tout le monde, alliant omniprésence policière sur le terrain, légalisation des moyens et techniques de surveillance et d’investigation jusqu’alors extra-légales, et notamment l’usage de hautes technologies de surveillance (IMSI Catcher, micros espions, balises GPS…), systématisation du fichage et remise sur pied d’une police politique (renseignements de terrain comme la BIVP) ayant des pouvoirs très étendus.

 

Mais 2015 constitue en ce sens un tournant majeur, avec l’intervention sanglante des partisans de l’État islamique sur le territoire français (attaque de Charlie Hebdo et d’un magasin hyper-cacher le 7 janvier 2015 et attaque simultanée du Stade de France, du Bataclan et de terrasses de cafés le 13 novembre 2015). Ces attentats vont déclencher la mise en place de l’état d’urgence le soir même de l’attaque au Bataclan, instaurée pour presque deux ans, jusqu’au 30 octobre 2017.

Les premières restrictions de libertés ne tardent pas à tomber. Le 22 décembre 2015, une manifestation en faveur des migrants est interdite à Paris. Les participant-es à cette manifestation sont ciblés par les services de renseignement et partie d’entre elles/eux reçoivent des convocations de police dans les jours suivants. Pour d’autres, leur seule participation à cette manifestation justifiera la production de notes blanches qui alimenteront les assignations à résidence et les interdictions de paraître qui suivront.

Dans la foulée, 752 personnes sont assignées à résidence (dont 233 ont été contestés devant les tribunaux administratifs et 55 devant le Conseil d’Etat : sur les 133 recours acceptés par les tribunaux, seuls 25 ont donné lieu à des décisions plus ou moins positives), 656 personnes interdites de séjour et les forces de police procédent à 4444 perquisitions.

 

Et lorsque les quelques assignés qui ont porté leurs recours jusque là arrivent devant le Conseil Constitutionnel le 22 décembre 2015 pour que celui-ci se prononce sur la constitutionnalité de cette mesure, ils se retrouvent face à Jean-Louis Debré, le fils de celui qui, exactement 60 ans plus tôt avait promulgué la loi d’état d’urgence, Michel Debré. A moins d’un complexe d’œdipe, il n’y a aucune chance que le fils remette en cause la loi du père. Les jeux sont faits.

 

Ce qui n’a pas fonctionné avec les poursuites scabreuses à l’encontre des milieux autonomes fonctionne avec l’état d’urgence : parmi les assignés à résidence, 24 en font partie. Leurs recours n’auront pas plus de succès que les autres et les mesures administratives prises à leur encontre ouvre une nouvelle ère pour la police politique, dans laquelle les autonomes et anarchistes peuvent être enfin assimilés à des terroristes sans n’avoir commis aucune attaque armée.

 

Comment cela se passe-t-il ? Tout repose sur l’imagination galopante et les informations arrangées à leur sauce des services renseignement : le Service des affaires juridiques du ministère de l’intérieur, où sévit l’innommable Pascale Léglise, demande à la DGSI et à la SCRT de lui envoyer une petite liste de personnes dans le collimateur, agrémentée de quelques notes blanches les concernant, et prend sur ce fondement les arrêtés qui lui font plaisir.

Pascale Léglise, responsable du Service des affaires juridiques du Ministère de l’Intérieur

Les notes blanches et autres fiches S, qui n’est autre qu’une mention au Fichier des Personnes Recherchées (FPR) contenant 620 000 fiches en novembre 2018, ne sont ni consultables ni signées, échappant ainsi à tout contrôle, permettant un système de suspicion généralisée à l’égard des personnes qui y sont enregistrées, leur occasionnant des problèmes lors de la délivrance d’un passeport (Source) ou lors du passage d’une frontière (Source), voire d’un contrôle d’identité inopiné.

 

Durant les manifestations contre la loi El Khomri entre mars et septembre 2016, plusieurs centaines de personnes identifiées par les services de renseignements comme des personnes susceptibles de troubler l’ordre public, font l’objet d’arrêtés d’interdiction de paraître (ou “interdictions de manifestation”). Les premières 53 interdictions concernent les manifestations des 17 et 18 mai 2016, à l’occasion d’une manifestation de policiers appelée par le syndicat policier Alliance (qui s’affiche ce jour là sur la place de la République avec les représentants d’extrême-droite), puis 130 autres pour la manifestation du 14 juin 2016. Ce sera le cas également pour les manifestations du 23 juin et 5 juillet suivants, ainsi que pour le week-end des 7 et 8 mai à l’occasion des résultats du second tour de l’élection présidentielle.

 

Le 17 octobre 2016, l’association Mobilisation des policiers en colère (MPC) mobilise dans la rue des centaines de policiers, qui demandent la présomption de légitime défense leur garantissant davantage l’impunité en cas d’ouverture du feu, une augmentation des salaires, moyens et effectifs. Ils obtiennent un engagement du gouvernement pour l’assouplissement des règles sur la légitime défense, le durcissement de la loi concernant le délit d’outrage, le port de la cagoule et l’anonymat dans les procédures, le renforcement du vitrage des véhicules, des uniformes ignifugés, 3080 nouveaux véhicules, 20 000 gilets pare-balles, 8 000 casques et visières, 4 730 boucliers ainsi que de nouvelles armes, les fusils automatiques allemands HK G36…

Le contre-sommet du G20 à Hambourg en juillet 2017 est également l’occasion d’une collaboration aboutie entre les différents services de police et de renseignement européens, les services français n’hésitant pas à transmettre à la police allemande en amont les caractéristiques de personnes nécessitant d’être appréhendées :

 

“La personne est suspectée de participer à des actions violentes en lien avec les manifestations du G20. On peut lui attribuer l’appartenance au milieu d’extrême gauche. Constats à établir concernant lieu / heure / trajet / personnes présentes avec lui ; contrôle intensif concernant notamment les objets en sa possession. Lors de sa présentation à la frontière, envisager des mesures pour une éventuelle reconduite à la frontière vers la France. Transmission des données au BAO Hanseat de la Direction de la police du land (BPOLD) de Hannovre.” – Extrait d’un acte de la police de Hambourg

 

La police allemande peut d’ailleurs compter sur la police française pour lui remettre rapidement des personnes sur la base du mandat d’arrêt européen instauré en 2002. C’est dans ce cadre qu’est arrêté “Loïc Citation” à Nancy le 18 août 2018, avant d’être remis à l’Allemagne, où il est actuellement en attente de son procès (Source).

 

Enfin, entre 2016 et 2019, les procédures pour “association de malfaiteurs” ou “groupement formé en vue de commettre des violences ou des dégradations” se multiplient, ainsi que des mesures d’interdiction de territoire circonscrites à des communes ou des départements, notamment à l’encontre des militant-es opposé-es au projet d’enfouissement de déchets nucléaires à Bure (Meuse). Dans l’une des affaires impliquant un peu moins d’une dizaine de personnes, un avocat à été d’abord perquisitionné et mis en cause avant d’être placé sous le statut de témoin assisté, et le dossier révèle des connivences entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire, ainsi qu’une grande quantité d’actes démontrant qu’il s’agit avant tout d’un “dossier de renseignement“, dont l’objectif est moins de faire condamner les mis en cause que de permettre des investigations utiles aux services de renseignement pour mieux comprendre les modes de fonctionnement et relations liant les militant-es les un-es aux autres.

 

Bon, et maintenant, dites nous, qu’est-ce qui distingue la DGSI de la STASI ?

 

DEMOCRATIE TOTALITAIRE OU DICTATURE DEMOCRATIQUE ?

 

Nous vivions dans une illusion démocratique. Les allocations et subventions aux associations, l’État providence, les libertés publiques, la déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui pendouillait au dessus du bureau, le suffrage universel, les manifestations gentillettes de Bastille à République et de République à Nation, la parité, l’abolition de la peine de mort, la “police de proximité” et la “mixité sociale”, les débats publics et la télévision de Michel Polac, la gay pride… On a presque cru qu’on était libres !

 

Mais qu’en est-il ? Et surtout, à quoi bon ces lots de compensation quand on sait combien d’années d’esclavage et de colonialisme ont permis de remplir les caisses de l’État français ?

 

Qu’en est-il des 578 personnes tuées par la police depuis 42 ans (13 par an) ? Que fait-on du constat qu’ils sont majoritairement noirs et arabes ? (Voir l’incroyable travail de Bastamag)

 

Qu’en est-il des 30 000 personnes expulsées chaque année vers leur pays d’origine, expulsions rebaptisées subtilement en “reconduites à la frontières” alors que des humains sont attachés comme des saucissons et bâillonnés pour qu’ils n’effraient pas les voyageurs ?

 

Qu’en est-il des 140 000 personnes sans domicile et des 8,8 millions de pauvres (vivant avec moins de 1026 euros par mois) ?

 

Le seul avenir que nous offre cette tendance historique, si nous ne changeons pas radicalement les choses, c’est le fascisme dans 3 ou 8 ans.

 

La révolte des gilets jaunes et partie d’en bas, a refusé tout leadership, pour se généraliser à tout le territoire et s’exprimer dans des manifestations de grande ampleur, radicales, libératrices pour beaucoup de gens qui n’avaient jamais manifesté auparavant. Parce qu’ils étaient patients, peut-être résignés, voire fatigués.

 

L’État a pris acte de cette révolte et, comme du temps de l’Ancien Régime, a choisi d’ouvrir le feu sur la foule et de la réprimer férocement :

    • Le ministère de l’intérieur a déployé des blindés de gendarmerie.

 

    • Le ministère de l’intérieur a déployé des brigades à moto (interdites depuis 1984).

 

    • Le ministère de l’intérieur a déployé des cavaliers à cheval.

 

    • Le ministère de l’intérieur a déployé des brigades canines.

 

    • Le ministère de l’intérieur a déployé des unités spéciales, les Détachements d’Action Rapide (DAR), constitués de brigades de la BAC, de la BRI et des BST, qui ont mené une véritable chasse à l’homme avec une violence sans précédent.

 

    • Le ministère de l’intérieur a fait jeter plus de 400 grenades GLI F4 contenant de la TNT, plus de 1000 grenades de désencerclement et probablement plus de 25000 grenades lacrymogènes (estimations en fonction des chiffres révélés à la troisième semaine du mouvement).

 

    • Le ministère de l’intérieur a fait tirer 9228 balles de caoutchouc en deux mois.

 

    • Le ministère de l’intérieur a refusé avec cynisme et mépris d’admettre l’existence de 25 personnes mutilées à vie, rendues infirmes par des armes de police.

 

    • Le ministère de l’intérieur a commandé 180 lanceurs 6 coups, 270 lanceurs 4 coups et 1280 lanceurs monocoups supplémentaires.

 

  • Puis le ministère de l’intérieur n’a cessé de féliciter ses troupes d’avoir réalisé un véritable pogrom…

Bravo, le ministère de l’intérieur, avec l’assentiment du chef de l’État et de tous les héritiers du gaullisme, ont réalisé une belle opération de contre-insurrection.

Qu’ils ne s’étonnent pas après ça si on replonge dans les années de plomb…

CQFD