Désarmons-les publie la troisième édition de sa brochure « Les armements du maintien de l’ordre » que nous déclinons ici en 3 parties. Il sera d’abord question de doctrine générale, des nouveaux moyens motorisés comme les blindés anti-émeutes et les engins lanceurs d’eau (partie 1), ensuite une revue de détail des gaz lacrymogènes qui ont fait l’objet d’une méga commande en 2023, l’apparition de lance-grenades multicoups montés comme des batteries d’artillerie, ainsi que des nouveaux lanceurs LBD, des munitions cinétiques dernier cri comme le « bean bag », et une note sur les produits marquants codés (partie 2). Dans un 3ème article, nous aborderons la question des grenades offensives à effet combinés, toujours aussi mutilantes, qui ont fait l’objet de grosses commandes récemment, pour finir sur le bilan funèbre des pistolets électrocutants (partie 3).

Doctrine et cadre légal des manifestations

Dans ses grandes lignes, la doctrine n’a guère évoluée. Ses 4 principes sont toujours les mêmes — maintien a distance, riposte graduée, proportionnalité des moyens et enfin réversibilité dans l’emploi de la force. — mais ses applications en pratique changent plus discrètement. Il a fait l’objet d’une timide adaptation après la mort de Rémi Fraisse, en octobre 2014, tué par une grenade offensive OFF1 lors d’une manifestation dans le Tarn contre la construction du barrage de Sivens.

Dans le rapport sorti quelques jours après les faits (13 novembre 2014), Inspections générales de la police et de la gendarmerie nationales (IGPN/IGGN) rappelaient d’ailleurs les fondements du maintien de l’ordre : « Le trouble, voire la menace à l’ordre public, lors d’un attroupement, justifie le recours à des opérations de maintien ou de rétablissement de l’ordre public par les forces de sécurité intérieure. Il s’agit de prévenir les troubles pour ne pas avoir à les réprimer [et] de parvenir à disperser rapidement l’ensemble des individus présents dans l’attroupement. La pratique […] répond à la volonté, forgée par l’expérience, d’éviter le contact physique avec les manifestants en les tenant à distance. »

Si l’interdiction des grenades OF-F1 est actée dès la fin de l’année 2014, leur remplacement par d’autres grenades à effet de souffle (GLIF4, puis GM2L à partir de 2019, qui causeront de nombreuses mutilations), ne sont autorisées qu’à une infime condition : le tir devra se faire en binôme (le lanceur et « un superviseur ayant le recul nécessaire pour évaluer la situation et guider l’opération »).

En septembre 2020, le ministre de l’Intérieur publie un nouveau Schéma national du maintien de l’ordre (SNMO). Il confirme l’emploi massif des armes intermédiaires avec le recours aux mêmes binômes pour l’emploi des LBD tout en usant d’euphémismes sur les grenades offensives : remplacement des GLIF4 par des GM2L (qui seront interdites de lancer à la main en 2021) et des désencerclantes GMD par des GENL, soi-disant « à éclats non létaux » (pour plus de détails lire notre 3ème article). Le SNMO généralise le recours aux unités mobiles type BAC, CSI ou BRAV-M, dressés pour aller « au contact », soit brutaliser et interpeller. Il pose le cadre d’emploi de l’usage de drones ou d’hélicos pour surveiller tout rassemblement, régente la présence des journalistes et suggère d’améliorer le « dialogue » avec les manifestant·es (haut-parleurs, panneaux lumineux, réseaux sociaux). En juin 2021 le Conseil d’État a corrigé certains points, comme le recours à la « nasse » pour encager une foule ou les disposition sur le droit à l’information, mais à la marge. Le SNMO est rectifié en décembre 2021 sans forcément en tenir compte, constate l’Observatoire parisien des libertés publiques (23/12/2021). Suite à des expérimentations sauvages à Paris, le recours aux drones sera légalisé par décret en avril 2023. La « loi olympique » de 2024 consacre le recours à la vidéosurveillance algorithmique (VSA) dans l’espace public pour détecter des situations critiques, tout en limitant la reconnaissance faciale pour identifier des gens en manifestation. Si des flous juridiques persistent, tout est mis en œuvre pour leur généralisation, même à titre préventif sans accord préalable d’une instance judiciaire.

50 000 nuances de matraque

Il est loin le temps des « bâtons blancs », instaurés par le préfet de police de Paris Louis Lépine en 1897, d’abord pour aider à la circulation mais aussi pour être utilisés comme arme, la première matraque utilisée par des gardiens de la paix dans le but de rappeler à l’ordre public. Dans les années 50, on troque ce bâton par un « bidule », surnom d’une matraque en bois qui sera remplacée par du caoutchouc dans les années 60. Puis viennent, dans les années 2000, d’autres matraques classées armes de catégorie D (port interdit sans autorisation administrative), comme les « bâtons de défense » type « tonfa », hérité de l’art martial originaire d’Okinawa au Japon. Plus légers, ils sont fabriqués en plastique très rigides (polycarbonate). Ils équipent les forces de l’ordre françaises, y compris les municipales, depuis 2000. Chez les gendarmes ils sont appelés « Bâtons de Protection à Poignée Latérale » (BPPL). Autres matraques au terme euphémisant, les « bâtons souples de défense », qui équipent les CRS ou GM qui les embarquent dans leurs boucliers. Leur « souplesse » présumée vient du fait qu’ils ne sont pas en métal mais en ébonite, un matériau rigide dérivé du caoutchouc. Cette matraque pèse près de 500 g. Mais la vedette en la matière, c’est la « télesco », la matraque rétractable télescopique, composée de deux segments en acier et d’un manche souple (longueur : 20-50 cm). En dotation dans toutes les forces de police (PN, GN, pénitentiaire, douanes et ferroviaire) depuis les années 2000 et autorisés en 2013 pour les polices municipales.

En 2024, le ministère de l’intérieur a conclut un appel d’offres d’une valeur de 4,9 millions d’euros (avis n° 24-10215) pour l’acquisition de « bâtons télescopiques de défense et ses accessoires » (étui de transport, kit de maintenance, pièces détachées). Lauréate du marché : la société française GK Professionnal. Le prix catalogue d’une télescopique GK étant de 103 € HT, cela représente une commande de 47 000 matraques. Avec les ristournes d’usage, on peut tranquillement l’arrondir à 50 000 unités.

Les nouveaux blindés anti-émeutes

L’utilisation de véhicules blindés pour maintenir l’ordre ne fait pas partie de la doctrine officielle. Sans doute par pudeur politique : recourir à des moyens visiblement militaires pour maintenir la paix civile ne donne pas une bonne image du gouvernement. Avant les années 1930 et les premières lois réglementant les manifestations, les luttes sociales étaient réprimées directement par l’armée, qu’on appelait « la troupe » dans le langage commun.

En 1933 est créé le « groupement spécial de garde républicaine mobile », la première unité de la gendarmerie dotée de véhicules de combat (chars, automitrailleuses), qui servent surtout à mater les conflits socio-politiques dans les colonies. En 1974, le virage maintien de l’ordre s’effectue par l’acquisition du VBRG, le « Véhicule blindé à roues de la gendarmerie » (fabricant Berliet). Un engin de 12,7 tonnes avec un moteur de 170 chevaux, repeint en bleu pour faire oublier le kaki et le gris des armées. Jusqu’aux années 2000, ces blindés vont être stationnés essentiellement dans des points chauds de l’ex-empire colonial, sous le commandement du GIGN. Ce n’est que lors des mouvements sociaux des gilets jaunes en 2018/19 que l’État les a déployés lors de manifestations en métropole. En 2020, la gendarmerie conservait encore une soixantaine de VBRG, dont la plupart étaient actifs en Nouvelle Calédonie.

En décembre 2020, un appel d’offres est lancé pour renouveler la flotte de « véhicules blindés de maintien de l’ordre ». C’est le fabricant français Soframe (groupe Lohr) qui décroche le marché en octobre 2021, avec un « véhicule d’intervention polyvalent » baptisé Centaure (14,5 t, puissance 330 ch). Conçu pour les forces armées (par défaut il est équipé d’une mitrailleuse amovible), le Centaure possède un lance-grenades automatique de 30 coups, d’un système de défense lacrymogène pour « protéger le véhicule et son personnel d’une attaque extérieure » et bien d’autres innovations mortifères. Il a fait sa première sortie en juin et juillet 2023 pour mater les révoltes qui ont suivi le meurtre d’un jeune de 17 ans à Nanterre. Et ont renforcé les vieux VRBG à Nouméa lors du soulèvement de l’été 2024 contre la réforme du corps électoral. La gendarmerie doit disposer de 90 unités d’ici 2025. Budget : 60 millions d’euros.

D’autres unités anti-émeutes de police utilisent différents types de blindés. Le RAID et la BRI (préfecture de police de Paris) possèdent des PVP (petit véhicule protégé) de type Dagger (5 t, 160 ch), « adaptés aux zones urbaines » et dotés d’une trappe sur le toit qui permet à un tireur d’intervenir) Ce blindé a été conçu par le constructeur français Panhard, racheté par Arquus (ex-Renault Trucks Defense) en 2012. Le RAID dispose d’une quinzaine de PVP, en métropole mais aussi dans ses antennes coloniales. En 2023, alors que la gendarmerie se pavanait avec le Centaure, le RAID se dotait du blindé BlackWolf, du canadien Cambli (9 t, 335 ch), qui a fait son baptême lors des JOP de Paris en 2024. Et la BRI choisissait le Sherpa Light d’Arquus (11 t, 215 ch).

Ces blindés d’unités d’élite ne sont pas destinés au maintien de l’ordre. Pourtant, lors des révoltes de juin 2023, le RAID est intervenu dans plusieurs villes avec des PVP. Des enquêtes de presse indiquent qu’à Marseille le 2 juillet, des tireurs du RAID ont dégainé des « bean bags », munitions pourtant interdites en pareil cas. En juin-juillet 2023, c’est ce projectile qui a causé de graves blessures à un homme de 25 ans en Meurthe-et-Moselle et qui, à Marseille, a touché plusieurs fois Mohamed Bendriss, 27 ans, avant qu’il ne soit tué par un tir de LBD infligé au thorax (lire aussi la partie 2).

Engins lanceurs d’eau

Les ELE pour « Engins lanceurs d’eau » font depuis longtemps partie de l’arsenal du maintien de l’ordre. Ils sont toutefois davantage utilisés dans d’autres pays (Allemagne, Belgique, UK), les forces françaises étant dressées à mettre à distance les manifestant·es avec des gaz, des balles de gomme ou des grenades. Les premiers ELE étaient des véhicules de pompiers adaptés aux manifestations. En mai 1968, ce sont de vieux Delahaye, armés d’un seul canon, qui ont fait le boulot. En 1972, place au « fourgon-pompe » Berlier GKB 80 (6 000 litres, 10 bars de pression), blindé et grillagé, doté d’un gros canon monté sur un panier à salades (double emploi !), qui sera dans les rues jusqu’en 1994. Ensuite, des poids-lourds Mercedes (GTR  1513, 2 canons) et Renault (Kerax, 1 canon) sont customisés anti-émeutes, avec réservoirs de lacymos et sirène stridente. On les verra dans les rues pendant les conflits sociaux des années 2000 et 2010.

Fin des années 90, le constructeur Soframe lance un gros porteur, le VID pour « véhicule d’intervention et de dispersion », qui peut embarquer 12 000 litres d’eau (s’en suivra des modèles légers de 5 et 7 000 l.). La nouvelle gamme VID MF (7000 et 10.000 l.) sort en 2018. La Préfecture de police de Paris dispose de cinq VID. Rarement utilisés dans la capitale, ils ont refait leur apparition lors des manifs contre la loi Travail en juin 2016. De leur côté, les CRS disposent d’un nouveau modèle Kerax, appelé « EGIDE » (2 canons, 9 500 l.) depuis 2023. Ces engins sont déployés dans cinq centres opérationnels en France (Rennes, Bordeaux, Béthune, Chassieu, Vélizy).

Les canons à eau à travers l'histoire
Les canons à eau à travers l’histoire

Les canons envoient de l’eau à haute-pression, pouvant atteindre 30 bars. En France, cela semble limité à 15 bars (débit de 3 000 litres par minute), et les policiers doivent logiquement l’annoncer par sommation. Les canons à eau ont déjà provoqué de graves blessures. Comme à Paris en 1991 (un tympan percé), à Stuttgart en 2010 (un œil arraché). En Turquie, les canons eau du véhicule Toma (conception locale), déployés pour étouffer la révolte du parc Gezi en juin 2013, aspergeaient un liquide lacrymo de type OC [brochure p. 8]. Amnesty International a constaté qu’à Séoul, un homme de 68 ans est mort après un an de coma suite à un jet de canon à bout portant survenu en 2015. Pendant l’insurrection de Hong-Kong (2018-19), trois unités du Cerberus, un ELE made in France (SIDES et Essonne Sécurité) ont été abondamment utilisés pour asperger sur la foule de liquide lacrymo mais aussi des colorants et des produits marquants codés [brochure p. 10].

Tout ELE est en effet équipé de plusieurs réservoirs pour ajouter à l’eau des additifs chimiques aux effets lacrymos, colorants ou retardant les incendies. Le 1er mai 2018 à Paris, des témoins disent avoir été aspergés d’un liquide à l’odeur insupportable. Questionné par un parlementaire, le ministère de l’Intérieur a reconnu avoir utilisé une mousse anti-incendie de type « protéinique », composé de « protéines de viande macérées, mélange de sang séché et d’os broyés » qui dégage en effet une odeur pestilentielle. Mais personne n’aurait été visé directement, il restait juste des résidus de mousse dans le canon…

Retrouvez l’ensemble de ces informations dans la 3ème édition de notre brochure Les armements du maintien de l’ordre, à télécharger sur cette page