Suite de nos articles sur les nouvelles armes du maintien de l’ordre tirés de la 3ème édition de notre brochure Les armements du maintien de l’ordre à télécharger ici.
Gaz à tous les étages
Une commande de 78,3 M€, représentant à peu près 3 millions de « grenades de maintien de l’ordre et accessoires » (avis n° 23-155499, 8/11/2023), a été conclue en novembre 2023 par le ministère de l’Intérieur, après un appel d’offres lancé un an plus tôt. C’est le record du genre : la précédente commande date de 2018 et ne totalisait que 17 M€.
Nobel Sécurité décroche le plus gros morceau, en remportant 3 lots pour un total de 47 M€ : grenades lacrymogènes de 56 mm (MP7) et 40 mm (MP3) et dispositifs de propulsion à retard (DPR), indispensables pour gazer à distance, jusqu’à 200 mètres. La SAE Alsetex (groupe Lacroix, un artificier de rang mondial) a remporté 6 marchés de cette méga-commande de l’État, pour un total de 21 M€, surtout des grenades à effet sonores (lire plus loin), mais elle fournira aussi des moyens DPR de 56 mm (1,3 M€) et des grenades lacrymos de 40 mm (1 M€), ses modèles CM3 ou CM6 (larguant 3 ou 6 palets lacrymos).
Pour arroser les foules d’armes chimiques, il faut des lance-grenades, un secteur où le fabricant Alsetex avait jusqu’ici un quasi monopole avec ses deux modèles Chouka et Cougar, qui ont remplacé les vieux fusils équipés de tromblons — les MAS36 de Manufrance , capables de canarder des lacrymogènes à plus de 200 mètres et utilisés jusque dans les années 80. Les Cougar et Chouka apparaissent dans les années 90, mais n’acceptent que les calibres de 56 mm et ne peuvent tirer qu’un seul projectile.
Le premier lanceur multicoups à intégrer l’arsenal français est une arme de calibre 40 mm, le « Riot Gun Penn Arms » du fabricant étasunien Combined Systems Inc. avec sa marque Combined Tactical Systems (CSI/CTS). La France en achète dès 2013, mais elles ne seront réellement employées en maintien de l’ordre que vers 2016, en pleine mobilisation contre la « loi Travail » portée par le premier ministre de François Hollande, Manuel Valls. Le 5 août 2017 le ministère de l’Intérieur a lancé une commande pour l’acquisition de grenades de 40 mm adaptée à cette arme, les grenades fumigènes lacrymogène MP3 (Nobel) et CM3 (Alsetex), marché attribué le 16 mai 2018 (avis de marché n°18-68665). En 2019, une nouvelle commande de 180 lanceurs Penn Arms est passée via l’importateur Rivolier pour 727 000 € (avis n° 19-176436).
Ce n’est que très récemment que le ministère change de braquet pour acquérir d’autres lanceurs multicoups. Cela va faire le bonheur de Verney-Carron, à l’origine du flashball dans les années 90, qui retrouve grâce aux yeux du ministère de l’Intérieur après avoir été détrônée par le LBD 40 de Brügger & Thomet. Son nouveau fusil LB402, surnommé « Cobra » par les gendarmes qui l’ont testé, a remporté le morceau lors d’un appel d’offres conclu en juillet 2024 pour une valeur totalisant 1,9 M€ (avis n°24-80556), dont 1,3 ME pour les lanceurs (le reste en accessoires), l’accord-cadre pouvant aller jusqu’à 6,6 ME de matériel. C’est la société Rivolier qui a remporté le marché, mais son sous-traitant est bien Verney-Carron, via sa marque Lebel, qui fournissait les lance-grenades de la police jusque dans les années 1930. Lebel a bien essayé de s’incruster sur le marché du LBD en proposant le LAN40, mais la police française n’en a jamais commandé.
Cette fois la commande porte sur 800 lance-grenades de calibre 40×46. Son double canon permet deux tirs simultanés. Leur usage sera réservé aux « munitions de maintien de l’ordre », c’est à dire à propulser des grenades lacrymogènes. Le Lebel LB40 Cobra n’est donc pas destiné, a priori, à des tirs tendus de balles de gomme. « Son double canon permet une meilleure saturation en gaz de la zone ciblée, et offrant un fonctionnement plus simple et un transport moins encombrant que le fusil à barillet à 6 coups du Penn Arms PGL-65 », disait-on sur le stand de la société lors du salon Eurosatory (source Lundi.am, 6/07/24). Verney-Carron, illustre armurier de Saint-Étienne, a échappé au dépôt de bilan en 2022 en étant reprise par Cybergun, une société spécialisée dans les répliques d’armes à feu pour airsoft. Cybergun possède aussi une division qui délivre des formations au maniement des armes auprès de soldats ou policiers.
Lance-grenades : les « Orgues de Macron »
La dernière innovation change de dimension. Il s’agit de lance-grenades formées en batteries de plusieurs canons. L’arsenal français du maintien de l’ordre, curieusement, ne disposait pas de lanceurs multicoups compatibles avec les grenades lacrymos de 56 mm. C’est chose faite depuis cette année : la gendarmerie s’est équipée d’un engin à tirs multiples flambant neuf, fabriqué par la société TR Équipement. Comme l’a rapporté Politis (18/11/2024), c’est la situation en Kanaky qui a motivé cet achat, opéré en urgence (sans appel d’offres) en mai 2024 : 6 batteries de lanceurs 12 canons ont été acquis pour 100 000 €.
Classé matériel de guerre (catégorie A2), son fabricant l’appelle pudiquement un « système de masquage ». Plusieurs rangées de 4 tubes peuvent s’empiler, pouvant monter jusqu’à 4 rangées (soit 16 canons). Capables de propulser leurs munitions en un seul coup ou en plusieurs salves de 4 tirs. « Très basique, c’est son fonctionnement « uniquement mécanique, sans électronique ou électricité » qui a plu à la gendarmerie en plus d’un de son aspect « astucieux ». Pesant une vingtaine de kilos, il peut être aisément mis en place par un binôme », explique l’article de Politis. Important : ce lance grenades est compatible avec les deux calibres, 56 et 40 mm. Ils ont donc été d’abord employés en juin 2024 dans la répression néocoloniale en Kanaky (vus sur le terrain en version 4×3 et 4×2 — cf photos ci-dessus, à droite celle tirée d’un reportage de l’AFP), et le mois suivant en métropole lors d’une marche anti-bassines dans la Vienne.
Sur ce nouveau créneau des lance-grenades à tirs multiples, le fabricant Alsetex s’est fait quelque peu doubler, puisque depuis 2014 il dispose de son Land Cougar, quasi identique (12 canons), à monter sur des pick-up ou des blindés légers type PVP (« petit véhicule protégé »), qui n’a donc pas encore trouvé les faveurs de la police ou de la gendarmerie nationales. Alsetex attend son heure aussi pour fourguer son Aero Cougar ASV-100, un drone capable d’embarquer 6 charges lacrymos.
En revanche, c’est la consécration pour une autre start-up française de l’armement, Sunrock (située dans l’Essonne), qui s’est distinguée avec son BCM Stark 30, qui équipe le nouveau blindé de la gendarmerie Centaure, livré en 2023 (lire la partie 1). Sur le Centaure, le lance-grenades téléguidé est composé de deux blocs de 15 tubes montés en batterie capables
de tirer 30 munitions de 40 mm en une seule salve.
Les Centaure se sont également fait la main en Kanaky : 16 véhicules ont été envoyés sur place début juin 2024, renforçant la flotte déjà composée de vieux blindés VBRG.
Vous avez dit Katioucha ?
Toutes proportions gardées, ces batteries reprennent l’idée des fameuses « Orgues de Staline », surnom donné par l’armée nazie aux lance-roquettes « Katioucha » déployés par les soviétiques à partir de 1941. Monté sur des camions, le premier modèle BM8 comportait 8 rangées de 2 obus chacune, crachant donc 16 roquettes en une seule salve. Dans le registre militaire, on emploie le terme de « saturation de zone » pour justifier de telles armes ; en maintien de l’ordre, même vocable, on parle de « meilleure saturation en gaz de la zone ciblée ».
Armes cinétiques : la relève des LBD
D’autres lance-grenades multicoups ont été introduits en 2019, des lanceurs cette fois destinés aux munitions cinétiques de type LBD.
Le lanceur de balles de défense, connu sous l’acronyme LBD 40 (modèle GL06 du fabricant suisse Brügger & Thomet, a ringardisé le Flashball de Verney-Carron à partir de 2007, mais c’est maintenant à son tour d’être quasiment has been. Un appel d’offres pour acquérir des « lanceurs multi-coups en 4 ou 6 coups, de lanceurs mono-coup de calibre 40 mm et des matériels associés » s’est donc conclut en novembre 2019 (avis n° 19-176436), lire notre article à l’époque. Alsetex remporte une partie du marché pour fournir 1280 lanceurs de balles de défense mono-coup (modèle Cougar 40) pour 1,6 M€. Un autre lot concernait 270 lanceurs multicoups, mais, selon l’avis officiel, il n’a pas été attribué. Pourtant, Alsetex s’est vanté dans la presse d’avoir remporté le morceau avec son Cougar MS 40, dévoilé en 2014 au salon Eurosatory. Censé être le plus léger lanceur à répétition du marché (3,4 kg), il est compatible avec tous types de grenades 40 mm, militaires ou non létales. Bien qu’il soit présenté comme un lanceur 4 coups, la presse spécialisée évoque un chargeur à 5 munitions, pouvant évoluer jusqu’à 6 ou 8 coups. Si le LB40 Cobra de Verney-Carron est destiné aux lacrymogènes, le Cougar 40 d’Alsetex se positionne comme concurrent direct du LBD40.
En 2022, le gouvernement va poursuivre sa boulimie, cette fois pour les munitions, les balles de gomme de 40mm. Le LBD 40 utilisait dans un premier temps des balles de plastique semi-rigides produites par l’entreprise nord-américaine CSI / CTS, qui ont été remplacées à partir de 2015 par les « munitions de défense à courte portée » de 40 mm (MDCP) produites par Alsetex (notre article à l’époque). Un marché ouvert en 2022 concernait des « munitions cinétiques de défense unique (MDU) de calibre 40 mm » (avis de marché n°22-45257). Il a été attribué à Nobel Sécurité pour fournir 160 000 balles Shock et Spartan pour 2 M€ . Il faut savoir que le constructeur du LBD40 B&T produit ses propres munitions 40 mm (bombes lacrymos ou balles de gomme SIR-X), mais elles n’ont semble-t-il pas été intégrées dans l’arsenal français du maintien de l’ordre.
https://www.liberation.fr/societe/police-justice/video-comment-les-policiers-du-raid-ont-tue-mohamed-bendriss-a-marseille-alors-quil-ne-representait-aucun-danger-20231130_M2AAJYL4ZFH27MW7Y4FVPCYJ64/Malgré son label « non létal », il est bien de rappeler que le LBD 40 a causé la mort de Mohamed Bendriss, un Marseillais de 27 ans en juillet 2023 (Libération, 30/11/2023).
Sans surprises, l’IGPN, dans son dernier rapport 2023, n’en dit pas un mot, alors que les statistiques ont explosé : 4583 « déclarations d’usage » de LBD ont été déclarés (+59 % en un an), alors que le nombre de balles tirées (au total, 21 289 exactement !) a plus que triplé (+ 203%) comparé à 2022. Un chiffre record, qui dépasse les 19071 balles tirées pendant la seule année 2018.
Baptême du feu pour les « bean bags »
En matière de munition d’impact cinétique, le dernier gadget que l’on a vu à l’œuvre lors des révoltes de juin-juillet 2023 est une balle contenant une sorte de sac de billes, le « bean bag » (« sac de pois » ou de « haricots » en anglais). Une munition pourtant non homologuée en maintien de l’ordre, utilisée par les unités d’élite (RAID, BRI, GIGN) appelées en renfort pour mater la meute dans plusieurs villes de France. C’est un bean bag qui a touché Aimène Bahouh à la tête en Meurthe-et-Moselle, entraînant 25 jours de coma (lire l’enquête de Libération du 28/08/2023).
Utilisée depuis les années 90 aux USA, la munition est un petit sac de toile ou de kevlar qui contient des billes de plomb, de graviers ou de plastique, contenu dans une balle de calibre 12 mm et tirées avec des fusils d’assaut (comme le modèle KSG du fabricant US Kel-Tec). En France, le principal fournisseur est l’incontournable firme étasunienne CSI/CTS, avec sa « super chaussette » 12GA SuperSocks Bean Bag. D’autres portent la mention « MFI » (moyens de force intermédiaire), selon les photos repérées l’an dernier par le site Maintiendelordre.fr.
Le bean bag est propulsé à une vitesse bien plus élevée (82-123 m/s) qu’une balle de LBD (75 m/s). Lors de l’impact, ce sac est censé se déformer pour supprimer l’effet de perforation. Pas vraiment probant : une méta-analyse du British Medical Journal (05/12/2017) portant sur les dangers des projectiles d’armes « moins létales » (plastique, caoutchouc ou bean bags) a identifié 1984 victimes entre 1990 et 2017 dans le monde. Bilan : 53 morts et 300 mutilations (dont 261 pertes d’un œil). Les bean bags ont causé deux morts ces deux dernières années : une femme de 47 ans à Newcastle (UK) en 2023, touchée au niveau du cœur, et un homme de 50 ans à Fullerton (Californie) en mars 2024, touché au thorax.
Produits marquants codés : game over pour le fusil paintball de la gendarmerie
Ce devait être une des innovations phares du maintien de l’ordre. A partir de 2022, des gendarmes mobiles ont été vus avec des fusils jaunes et noirs tirant des petites billes façon paintball. Dans ces billes, un « produit marquant codé » (PMC), un gel chimique indolore et incolore censé marquer les corps et les vêtements (lire notre article de 2022). La gendarmerie a toutefois reconnu que des tests ont été menés dès 2021, voire même 2020, avec en gros 250 usages par an.
Chaque PMC possède une signature unique, la trace étant visible après coup par fluorescence ultraviolette. Objectif : pouvoir certifier de la présence de personnes à tel moment et à tel endroit, pour ensuite les confondre devant la justice. Les PMC sont utilisés depuis 2014 dans des affaires de banditisme (identifier des personnes pénétrant dans une zone précise, ou des véhicules utilisés dans des trafics). Mais en manifestation, ils ont fait leur apparition la première fois en mars 2022 lors d’une marche anti-bassines dans les Deux-Sèvres, comme lors des deux suivantes à Sainte-Soline (octobre 2022 et mars 2023). Cela s’est produit aussi en ville lors du mouvement contre la réforme des retraites à Paris en 2023 : des PMC étaient aspergés sur les jambes ou les pieds à l’aide de pulvérisateurs à main.
Mais selon la lettre AEF Info (30/11/23), le ministère de l’intérieur a décidé d’abandonner cette « expérimentation » en maintien de l’ordre. Pourtant, seules deux personnes ont été poursuivies à la suite d’un marquage PMC (Sainte-Soline, 2023). Poursuites finalement abandonnées, le parquet de Niort ayant constaté que ces personnes « avaient simplement été en contact avec une des personnes touchées ». Le PMC met en effet au moins 5 mn à sécher, et entre-temps le produit peut donc marquer d’autres vêtements par simple contact. Malgré ces « difficultés probatoires », le ministère de la Justice était, au contraire, favorable aux PMC. Cet abandon n’est donc pas définitif.
Seule la gendarmerie a été impliquée dans l’expérience. Le fusil de paintball utilisé était dérivé d’un EMF 100 (du fabricant étasunien Planet Eclipse). Tous les armuriers comme Alsetex, Condor ou CSI ont développé des « munitions marquantes », grenades ou balles cinétiques de type LBD, capables de marquer ou colorer les personnes touchées ou leurs vêtements. Des produits marquants peuvent aussi être incorporés dans le circuit des canons à eau afin de tenter d’identifier des personnes dans un attroupement en voie de dispersion (lire partie 1).
- Partie 1 – Stock de matraque en hausse, blindés anti-émeutes et canons à eau dernier cri
- Partie 3 – Grenades offensives, bombes tactiques et torture électrique
Retrouvez l’ensemble de ces informations dans la 3ème édition de notre brochure Les armements du maintien de l’ordre, à télécharger sur cette page