La très sérieuse revue médicale Prescrire, dans son numéro d’octobre 2025, s’est penchée sur les effets des gaz lacrymogènes sur la population («Exposition au gaz lacrymogène CS lors d’opérations de maintien de l’ordre : quels dangers pour la santé ?» Prescrire n°504, octobre 2025, pp. 775-782).
Le principal constat choquant ne réside pas dans ce que cette étude révèle, mais plutôt ce qu’elle ne révèle pas par manque criant de données sanitaires fiables. Malgré un usage croissant des armes chimiques pour réprimer tous les mouvements sociaux de ces soixante dernières années, aucune politique d’évaluation et de suivi sanitaire n’a été menée par les pouvoirs publics sur leurs effets à plus ou moins long terme sur les populations civiles. Comme l’écrit la revue dans sa conclusion :
« Alors que les préoccupations quant à l’exposition à des substances toxiques se multiplient, il est surprenant de constater l’absence de données accessibles, précises et de bon niveau de preuves sur les effets chez les humains d’un produit aussi utilisé que l’aérosol CS. La population, y compris les forces de l’ordre, y est exposée sans information ni suivi spécifique sur la santé. »
La revue Prescrire n’a pas menée une étude toxicologique, elle s’est basée sur l’état de l’art des études scientifiques disponibles sur la question. Et l’État français n’a jamais brillé par son souci d’apporter des éléments probants sur ce qu’elle fait subir aux populations.
La revue revient sur le principal paradoxe des gaz lacrymogènes, qui restent interdits comme « arme de guerre » (convention internationale de 1925) mais autorisés comme « agent anti-émeute ». Leur usage reste toutefois interdit dans des « lieux confinés », à l’intérieur de bâtiments empêchant toute personne exposée à une forte dose de quitter les lieux immédiatement. Cela n’empêche pas leur emploi dans des prisons en cas de mutinerie !
L’étude porte sur le principal composé chimique utilisé dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre, à savoir la molécule « 2-chlorobenzylidène malonitrile », plus connue sous son acronyme CS, venant des deux chimistes américains Ben Corson et Roger Stoughton qui l’ont synthétisé la première fois en 1928.
La revue évacue d’emblée les études de toxicité menées dans les années 1950-70 sur l’animal : « très peu ont été menées avec des scénarios d’exposition semblables à ceux d’une opération de maintien de l’ordre ». Quand aux études de terrain « d’une exposition au CS en conditions réelles », elles se comptent sur les doigts d’une main. La première remonte à l’année 1969 (étude de l’armée britannique réalisée en Irlande du Nord) et une seule a été menée de manière indépendante par une ONG (Corée du Sud, 1987).
D’après la réglementation européenne sur les produits chimiques « Reach », le CS est classé « dangereux pour la santé humaine » et potentiellement « mortel en cas d’inhalation ». Mais les fabricants d’aérosols à base de CS ne fournissent pas la composition exacte de leurs produits irritants, rendant toute évaluation comparative impossible en situation réelle. La concentration de grenades lacrymos en gaz CS semble rester un secret industriel : « Nous n’avons trouvé aucune donnée publique officielle, ni commerciale indiquant la concentration en CS des diverses grenades lacrymogènes utilisées en France », note la revue. « Selon un responsable policier national cité en 1997 dans une revue publique spécialisée en sécurité, la teneur en CS des gaz lacrymogènes en France était passée de 1,5% à 7%. Un syndicaliste policier évoquait en 2019 une concentration fluctuant entre 7% et 15% ».
Ajoutons pour notre part que dans les rapports d’inspections de la police et de la gendarmerie, aucune statistique ne concerne les grenades lacrymogènes, alors que le nombre exact de tirs de LBD, de décharges de tasers ou de tirs de grenades de désencerclement sont minutieusement notés, à l’unité près. Les armes chimiques ne font l’objet d’aucune transparence particulière – comme d’ailleurs des grenades assourdissantes ou à effet combinés, comme la GM2L (lacrymo et assourdissante), remplaçante de la GLIF4, qui n’est même pas mentionnée une seule fois dans les rapports 2023 et 2024 de l’IGPN.
Bref, quand on refuse de construire un thermomètre, pas étonnant que l’on reste incapable de savoir quelle est la température ambiante. Aucune agence de santé n’a été spécifiquement chargée par les pouvoirs publics d’évaluer les effets du CS sur la santé des personnes aspergées lors d’opération de maintien de l’ordre (même quand les policiers s’en inquiètent, l’État s’en balance) et bien entendu un fabricant d’armes chimiques ne sera poursuivi pour « mise en danger » ni ne sera contraint de prouver l’innocuité de leurs grenades suffocantes balancées dans la foule. Tout va bien dans le pire des mondes asphyxiants.
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- Lire aussi cet article datant de 2016 paru à l’époque dans le journal Regards, « Pourquoi il faut interdire le gaz lacrymogène ».
- Dans notre brochure sur les armements, nous consacrons un chapitre à l’histoire des gaz lacrymos (page 8).
- Et enfin, lire ici les dernières innovations en matière de lance-grenades lacrymogènes