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Article publié sur Urgence Notre Police Assassine

Dans la nuit du 15 au 16  décembre 2014, dans le quartier de la Mare rouge au Havre, deux policiers de l’Unité Canine Légère (UCL) tirent 23 balles sur Abdoulaye Camara, que les médias et le procureur saisi de l’affaire s’accordent à présenter comme « possédé », en pleine « crise de démence meurtrière ». Dès le 16  décembre, le procureur, Francis Nachbar, déclare que «  la légitime défense n’est pas contestable ». Les policiers recoivent également le soutien des syndicats de police «  pour les faire surmonter cette situation qui est très difficile pour eux à vivre ». Face à cette certitude expéditive, la famille d’Abdoulaye commence à se poser de nombreuses questions, sur cette « crise de démence », sur les méthodes d’intervention de la police, sur l’enchaînement des faits qui ont conduit au meurtre d’Adboulaye par les forces de police.

Ce 16  décembre, il pleut, les rues sont désertes. Aux alentours de 00 h 50, une jeune fille habitant rue Marconi, dans le même quartier qu’Abdoulaye, appelle le « 17 ». Elle déclare au standard qu’un homme « plein de sang » et « armé » s’est approché d’elle et des deux personnes avec qui elle se trouvait au pied de son bâtiment. Il aurait ensuite essayé de forcer la porte de leur appartement, où elles s’étaient réfugiées. Deux équipages de police sont alors envoyés sur place, une voiture sérigraphiée du service général de la police nationale et une voiture banalisée de la BAC. Arrivé le premier sur place, l’équipage du service général aperçoit « un individu couvert de sang, blessé au niveau des jambes », un couteau à la main, avec lequel il aurait tenté de donner un coup sur le véhicule. Les policiers passent un appel radio pour demander des renforts équipés d’un taser. Peu après, ils baissent la vitre et gazent Abdoulaye qui serait revenu vers eux alors qu’ils avaient l’intention de le « suivre à distance ». D’après les policiers, Abdoulaye serait resté insensible au gaz lacrymogène et aurait continué sa route vers l’avenue du bois au coq, un axe reliant la Mare rouge au centre-ville du Havre et par lequel passe un tramway.

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Au lieu de continuer à le suivre à distance, la voiture décide alors de le « devancer » et de « sécuriser la zone » en attendant l’arrivée des renforts munis du taser. La voiture sérigraphiée se positionne alors sur l’avenue du bois au coq, où ils sont rejoints par une deuxième voiture, celle de l’UCL. Selon les agents de l’UCL, Abdoulaye se trouve alors à 30 mètres « levant son couteau à hauteur d’épaule et menaçant les deux véhicules de police ». Il se serait alors approché pour tenter à nouveau de porter un coup de couteau, cette fois sur la vitre arrière du véhicule de l’UCL qui l’aurait contourné avant de se garer un peu plus loin « en attente » comme ils le déclareront. De son côté, la voiture sérigraphiée fait marche arrière sur une centaine de mètres. Sur les ondes, la demande d’un taser est renouvelée.

Depuis le début de l’intervention aucun des policiers n’a donc mis le pied à terre pour tenter de maîtriser un individu dont tous soulignent pourtant la « dangerosité ». Même le troisième véhicule, un équipage de la BAC qui aurait esquivé une « charge » de Abdoulaye à l’angle de la rue Florimont Laurent et de l’avenue du bois au coq part se positionner plus loin sur l’avenue pour barrer la circulation. D’après les déclarations de l’UCL et de la BAC, l’idée était de « prendre l’individu en tenaille », en empruntant des itinéraires différents pour rejoindre l’avenue du bois au coq. Mais cette « sécurisation » de la zone et cette prise en étau se font depuis l’intérieur des véhicules. Et c’est depuis l’intérieur de leur véhicule que les deux policiers voient un « passant » déboucher sur l’avenue du bois au coq au niveau d’un hôtel, en provenance d’une « nouvelle rue » dont ils ne connaissent pas le nom. Les policiers étant tous dans leurs véhicules, le passant continue sa route en traversant l’avenue, sans qu’aucun d’entre eux ne soit en mesure de l’avertir de la « dangerosité » de la personne qu’ils comptent maîtriser avec ce taser qui ne vient pas.

Abdoulaye se serait alors précipité vers le passant, l’aurait fait tomber et aurait commencé à lui asséner des coups de couteau. Lors des auditions, ce passant déclarera ne se souvenir de rien du fait de son alcoolémie. Toujours est-il que c’est à ce moment que l’UCL décide d’intervenir : le conducteur avance la voiture « d’une centaine de mètres » puis son coéquipier sort du véhicule et dégaine son arme. Il s’approche d’Abdoulaye, qui avait selon lui « les yeux sortant de leurs orbites », et donnait « l’impression d’être dans un film d’horreur ». Abdoulaye se serait alors jeté vers lui le couteau à la main et le policier aurait tiré rapidement quatre coups, dont il voit l’impact sur le sweat d’Abdoulaye au niveau du torse. Le policier continue de tirer en reculant, avant de tomber et de continuer à tirer au sol. Au moment de sa chute, le policier-conducteur, descendu de la voiture peu de temps après, ouvre lui aussi le feu plusieurs fois tout en reculant. Au total 23 balles sont tirées en quelques secondes, dont six, toutes tirées par le premier policier, seront retrouvées dans le corps d’Abdoulaye lors de l’autopsie. Quant aux balles tirées par le deuxième policier, certaines ont touché Abdoulaye au niveau des membres inférieurs mais aucune ne s’est logée dans son corps.

Quelques minutes plus tard, tous les effectifs disponibles sont mobilisés sur la scène et pour quadriller la Mare rouge où la police dit craindre des « attroupements hostiles »  de « jeunes des quartiers qui commencent à affluer » et à « manifester bruyamment un vif mécontentement ». Le Samu emmène le passant vers 01 h 40, quelques minutes après que le décès d’Abdoulaye a été constaté. Son corps restera sur la chaussée jusqu’à 5 h 00 du matin. Parallèlement, des policiers envoyés au domicile d’Abdoulaye, rue Marconi, observent que l’appartement est ouvert, les vitres et la porte cassées, avec de nombreuses traces de sang. Le procureur Francis Nachbar arrive à son tour sur les lieux et ouvre une enquête pour « tentatives de meurtre », une enquête dont le principal suspect, Abdoulaye Camara, vient de décéder. Tous les policiers sont entendus en qualité de témoins, et seul l’un d’entre eux, l’auteur des coups de feu mortels, décide de porter plainte, de porter plainte contre l’homme qu’il vient d’abattre. Même décision de la part du passant blessé qui évoque pourtant un « trou noir » au cours de ses différentes auditions, et se montre incapable de se souvenir de quoi que ce soit.

La Police Judiciaire (PJ), qui ouvre son enquête le soir même, va tenter de fournir des justifications au nombre affolant de balles tirées sur Abdoulaye. Elle s’appuie notamment sur le témoignage des deux policiers évoquant le comportement de zombie d’Abdoulaye, son insensibilité aux balles, ses « yeux révulsés ». Deux pistes explicatives sont suivies : d’une part l’existence de cas similaires, en particulier un « retour d’expérience » du GIPN qui avait dû tirer plus de vingt balles pour « neutraliser un forcené »,  Jérémie Louis-Sidney,  à Strasbourg en 2012. Et que Jérémie Louis-Sidney ait été armé et abattu au cours d’une opération « antiterroriste » lors d’un échange de coups de feu ne semble pas troubler la PJ qui compare les deux cas. L’autre piste est l’hypothèse d’une crise de folie qui aurait donné une force surhumaine à Abdoulaye. L’exploration de cette seconde piste conduit la PJ à fouiller dans le passé d’Abdoulaye. Le rapport d’enquête cite par exemple le témoignage d’un inspecteur d’académie affirmant qu’à l’âge de 7 ans, Abdoulaye aurait menacé son institutrice avec un couteau, déjà. Institutrice que la PJ ne parviendra jamais à retrouver. Lorsqu’ils sont auditionnés pour la première fois, le 18 décembre, ses proches, et notamment son frère Abdourahmane chez qui Abdoulaye avait passé la soirée le jour de sa mort, insistent au contraire pour qu’Abdoulaye ne soit pas considéré comme un dément. Les enquêteurs préfèrent quant à eux parler d’automutilation et centrent leurs questions sur la folie et le rapport à la religion, questionnant ainsi sa famille sur son opinion au sujet de « l’islam radical » ou sur le fait de savoir si Abdoulaye « craignait les mauvais esprits ».

Quant à l’exploitation des images de vidéosurveillance des nombreuses caméras qui jalonnent l’avenue du bois au coq, elle sera d’une valeur limitée, étant donné leur mauvaise qualité, le faible éclairage et le fait qu’on ne dispose d’aucune image de l’agression du passant. De plus, en mai 2015, lorsque les images sont envoyées à l’Institut  National de Police Scientifique (INPS) par l’Inspection Générale de la Police Nationale (IGPN), c’est une sélection de 36 secondes de vidéosurveillance que l’INPS reçoit et dont il va tenter d’améliorer la qualité. On peut voir Abdoulaye depuis son arrivée avec « un objet à la main » jusqu’à qu’il s’effrondre après les tirs des policiers, mais la mauvaise définition des images ne permet pas de voir les éclairs des coups de feu ni les détails du déroulement des faits.

Face à une enquête cherchant uniquement à confirmer la légitime défense sans questionner les stratégies alternatives qu’auraient pu utiliser les policiers, et en l’absence d’une enquête de l’IGPN, la famille décide de se constituer partie civile le 24  décembre 2014. Le courrier adressé au doyen des juges d’instruction résume une bonne partie des questions que la famille se pose : « les plaignants ne peuvent néanmoins pas croire que ce dernier ait agi dans un état de démence tel que décrit par les compte-rendus qu’ils ont pu lire […] Ils s’interrogent sur le déroulement des faits tel qu’il a été porté à leur connaissance. Certaines informations leur laissent penser que Abdoulaye Camara aurait pu être agressé dans un premier temps à son domicile, peut-être par l’homme auquel il portera plus tard des coups de couteau. D’autres éléments, notamment des témoignages, les conduisent à penser que ce dernier n’a pas agressé gratuitement le piéton mais que la bagarre entamée dans l’appartement aurait pu se poursuivre dans la rue […] L’utilisation répétée d’armes à feu par deux fonctionnaires de police faisant face à un homme seul muni d’un couteau conduit naturellement les plaignants à se demander si les conditions de la légitime défense sont réunies tant la réaction des fonctionnaires de police paraît disproportionnée ». Le procureur, qui à plusieurs reprises va tarder à communiquer des éléments du dossier, n’en reste pas moins sur sa position et conclut de nouveau à la légitime défense début juillet  2015.

Entre-temps, alors que se poursuit l’enquête de la PJ, l’IGPN est enfin saisie en mars  2015. La famille attendait de cette enquête des investigations plus fouillées sur le caractère proportionné de l’intervention policière et sur les méthodes alternatives qui auraient pu être employées afin de maîtriser Abdoulaye sans le tuer. Mais quelques mois plus tard l’IGPN va arriver aux mêmes conclusions que la PJ, estimant « qu’aucune alternative ne se présentait aux deux policiers dans la manière d’intervenir ». Dès lors, un certain nombre de questions restent en suspens.

Une question notamment ne cesse de préoccuper la famille depuis le meurtre : pourquoi les policiers ont-ils tant tardé à intervenir ? Le trafic radio et les déclarations des policiers impliqués indiquent en effet que la stratégie d’intervention choisie était d’attendre l’arrivée d’un taser, une « arme non-létale », pour maîtriser Abdoulaye au vu de sa « dangerosité ». Lors de l’enquête menée par l’IGPN, un formateur va pourtant déclarer que les policiers ont interdiction d’utiliser le taser contre une personne porteuse de plaies ouvertes, comme c’était le cas d’Abdoulaye, et contre une personne ayant été gazée, du fait de la réaction inflammable que cela produirait. Comment le taser a-t-il pu être demandé deux fois, alors que l’information avait été donnée sur les ondes qu’Abdoulaye était blessé et avait été gazé ? Pourquoi les policiers attendent-ils cette arme qu’ils ne peuvent en théorie pas utiliser ? Ce sont des questions que l’IGPN n’a pas posées aux policiers.

Autre question soulevée par la famille : pourquoi le chien de l’UCL n’a-t-il pas été utilisé, alors qu’une de ses « spécialités » est la « neutralisation d’un individu porteur d’une arme blanche » ? Selon un formateur cynotechnique interrogé par l’IGPN, il est compréhensible que le chien n’ait pas été utilisé au moment de l’agression du passant – le chien aurait mordu sans distinction les deux personnes – mais la famille a demandé à plusieurs reprises pourquoi le chien n’a pas été employé avant pour désarmer Abdoulaye.

D’autre part, si la stratégie d’intervention consistait à attendre le taser et « sécuriser la zone » face à quelqu’un de « très déterminé, très violent, les yeux exorbités », pourquoi le premier équipage l’a-t-il « devancé » au risque qu’il se montre « très violent » contre quiconque aurait croisé sa route ? Et si la zone était sécurisée, comment le passant a-t-il pu se trouver à portée d’Abdoulaye ? À cette question posée par l’IGPN, un des policiers de l’UCL, répondra : « au début nous n’avons pas bougé, car nous pensions qu’il s’agissait peut-être d’un proche ou quelqu’un qui venait le raisonner ». Une interrogation que la famille résumera dès le 19 décembre en déclarant : « comment Abdoulaye a pu avoir le temps de donner 20 coups de couteau à un homme sous le regard des policiers ? » Au point qu’on pourrait se demander si le passant n’aurait pas également dû porter plainte contre les policiers qui étaient censés « sécuriser la zone ».

Les nombreux coups de feu soulèvent également des questions formulées par la famille : pourquoi ont-ils été si nombreux, quel a été leur ordre et quels ont été leurs angles  ? En particulier, les policiers ont-ils d’abord visé le haut ou le bas du corps ? Ces questions ont conduit la famille à demander un complément d’expertise balistique par le biais de son avocat, pour qui le schéma fourni est « difficilement exploitable ». Or la question des tirs est aussi celle de la proportionnalité des moyens employés par rapport à la « dangerosité » d’Abdoulaye.

L’avocat a également demandé une expertise biologique, les prélèvements sanguins effectués sur les deux policiers le soir des faits afin de déterminer la présence d’alcool et de drogue s’étant révélés inexploitables, la faute à des « contenants non conformes ». À l’inverse des prélèvements faits sur Abdoulaye qui n’ont révélé ni alcool, ni drogue, contrairement aux déclarations des policiers évoquant un individu « shooté ».

L’origine des faits pose tout autant de questions. Si la PJ parle d’automutilation et affirme qu’Abdoulaye aurait lui-même ravagé son propre appartement, la famille s’interroge sur une éventuelle agression dans l’appartement, en s’appuyant sur le témoignage de voisins évoquant des cris et du bruit provenant de l’appartement d’Abdoulaye. De même, contre l’idée d’une crise de démence, elle estime qu’Abdoulaye pouvait venir chercher de l’aide auprès des voisines de la rue Marconi et du premier équipage de police qui a vu en lui un « individu menaçant » en « tenue légère ». La famille demande plus fondamentalement que l’ensemble des éléments qu’elle apporte soit pris en compte pour établir la vérité.

En novembre 2012, la Mare rouge était classée Zone de sécurité prioritaire, ce qui impliquait notamment l’installation de 26 caméras supplémentaires en plus des 150 existantes, pour « assurer la sécurité des habitants ». Après Mohamed Rajhi, 41 ans, mort en garde à vue le 7  août 2014 dans un commissariat du Havre, et avant Karim Taghbalout, mort le 22  avril 2015 en fuyant un contrôle de la police havraise, c’était au tour d’Abdoulaye Camara. Trois cas à la charge du procureur Francis Nachbar, « défavorablement connu » dans les rues du Havre.

La famille et les proches d’Abdoulaye Camara exigent vérité et justice.

Comité vérité et justice pour Abdoulaye Camara

abdoudk.lh@hotmail.com

FB : Justice et vérité hommage pour Abdoulaye Camara