De la révolution française où le même peuple qui renverse le roi fait prendre conscience à la bourgeoisie qu’il lui faut réprimer les colères sous peine de se faire emporter à son tour, jusqu’à l’industrialisation qui voit l’émergence progressive d’un vaste mouvement ouvrier qui se révolte contre ses exploiteurs, les gouvernements qui se succèdent, que ce soit sous le Directoire, l’Empire, la Monarchie restaurée ou la République, vont tour à tour manier le tranchant et le dos du sabre pour mater, prévenir ou amadouer les colères populaires. Dans cet exercice du bâton et du fouet, le maintien de l’ordre va progressivement devenir « chose publique » (res publica) entre les mains de nouvelles autorités civiles et exécutives en charge de la paix sociale au sein même de la population. Cette conception naissante de « gestion » de la paix sociale va de pair avec une nécessaire prévention des troubles et un usage maîtrisé de la répression, et donc avec un affinement de l’arsenal législatif, une évolution des pratiques et une spécialisation des unités et des autorités dans le sens d’un maintien républicain de l’ordre public.
Paix sociale et prémisses du maintien de l’ordre
En préambule des manuels de formation au Brevet d’Arme de la Gendarmerie nationale en 1977, le maintien de l’ordre est défini ainsi :
Le maintien de l’ordre à pour objet de prévenir les troubles afin de n’avoir pas à les réprimer ; il a donc comme base essentielle le renseignement et comporte avant tout des mesures préventives dont l’importance ne doit jamais être perdue de vue (…) Les mesures préventives consistent en particulier à montrer la force
Et dans son ouvrage, Diriger le maintien de l’ordre, paru en 2019 aux éditions Nuvis, l’officier des Compagnies républicaines de sécurité Christian GHIRLANDA cite cette définition de l’ordre public donnée en 1927 :
L’Ordre Public au sens de la police est l’ordre matériel et extérieur .(…) La police (…) n’essaie point d’atteindre les causes profondes du mal social, et se contente de rétablir l’ordre matériel.
Il ajoute, pour définir le maintien de l’ordre :
Le maintien de l’ordre ne se résume pas en une opposition entre contestation et forces de police. Il peut être non action et la discrétion du dispositif est aussi un régulateur du désordre. De plus, il déborde largement le terrain des rassemblements, des cortèges et des défilés pour s’inscrire dans une dimension plus large qui s’immerge dans la vie d’une société en paix. Il dépasse donc un simple calcul rationnel de puissance car de nombreuses frictions s’en mêlent et compliquent la lecture et la mise en œuvre de ce maintien de la paix de la société.
La notion d’ordre public est intimement liée dans les différents ouvrages qui sont dédiés au maintien de l’ordre à celle de paix sociale, de tranquillité publique. Au moyen-âge on retrouvait déjà cette même notion de tranquillité publique pour désigner l’ordre religieux, l’ordre social qui devait s’imposer aux croyants et distinguer les hérétiques, les perturbateurs qui y attentaient ou y dérogeaient. Si la justice était seigneuriale, les rôles de juristes en charge de la rédaction et la conception des lois ont été longtemps conférés à des hommes d’église qui se sont appuyés notamment sur le droit romain1.
Ce n’est qu’à la fin du moyen-âge que des autorités prévôtales (représentants du roi ou du seigneur au sein des prévôtés, sortes de districts) et des « lieutenants du guet » (le guet royal, unité de sécurité créé par Louis IX en 1254), plus spécifiquement dédiés à la résolution des affaires de police, font leur apparition. Sous l’Ancien Régime, c’est la maréchaussée et l’armée qui assumaient le maintien de l’ordre et réprimaient les émeutes. La maréchaussée avait initialement été créée comme une troupe chargée de réprimer brutalement les séditions dans le sillage des armées en temps de guerre. En 1516, la maréchaussée est fixée sur une mission de maintien de l’ordre sous les autorités locales (Prévôtales des Maréchaux), au nombre de 30 sous l’autorité du Roi, et avec 5000 hommes à cheval sur tout le territoire, et chargées de patrouiller sans cesse dans les territoires sous de leur juridiction.
L’édit royal du 15 mars 1667 fait office d’acte fondateur de la Police en tant qu’institution. A cette époque, une série de meurtres et de cambriolages inquiètent l’aristocratie et la bourgeoisie (cambriolage chez Colbert, assassinat à Paris du lieutenant en charge des affaires de police et sa femme par des voleurs introduits chez eux). Le fossé entre riches et pauvres est immense, à Paris les miséreux étant regroupés dans le premier bidonville urbain, la Cour des miracles, comptant 30.000 personnes. L’édit royal désigne Nicolas de La Reynie premier lieutenant de police citadin, aux pouvoirs comparables à ceux des futurs préfets de police. Une de ses premières actions sera de diriger une vaste opération d’assaut et évacuation de la Cour des Miracles. Il faudra qu’il s’y reprenne à trois fois, tant les résistances retranchées sont fortes.
La police qui consiste à assurer le repos du Public et des Particuliers, à purger la ville de ce qui peut causer les désordres, à procurer l’abondance et à faire vivre chacun selon sa condition et son devoir, demande un magistrat particulier qui peut être présent à tout.
Edit du 15 mars 1667 portant création d’un lieutenant de Police
Veiller au maintien de l’ordre rime avec veiller aux bonnes mœurs, à l’hygiène sociale. Le policier est conçu comme un garant de la sûreté de l’État mais aussi de la salubrité publique et morale, celui a qui est dévolue la tâche de remettre « dans le bon chemin » aussi bien le brigand, que la prostituée ou encore les dissident.e.s.
Contributions révolutionnaires à une institutionnalisation du maintien de l’ordre
Ces tâches d’ordre public dévolues entre autres à la Maréchaussée en province sont transférées à la Gendarmerie Nationale qui vient la remplacer par loi du 16 février 1791. La Gendarmerie, avec ses 7455 hommes répartis dans 27 divisions de 3 départements et une 28e pour la Corse, est conçue dès ses origines comme une force indépendante, appuyée sur l’armée, tout à la fois de police dans les campagnes et de maintien de l’ordre dans la cité, obéissant à des Colonels qui peuvent prendre l’initiative de prévenir et punir crimes et délits par des arrestations, dissiper des attroupements séditieux, mais sont également tenus d’obéir aux réquisitions des autorités administratives locales ou des autorités militaires.
Les fonctions essentielles et ordinaires de la gendarmerie nationale sont:
(…) 2°. de recueillir et prendre tous les renseignemens possibles sur les crimes et délits publics;
(…] 8°. de dissiper les révoltes et attroupemens séditieux, à la charge d’en prévenir incessamment les officiers municipaux des lieux les plus voisins; (…)
Loi du 16 février 1791 relative à l’organisation de la Gendarmerie Nationale – Titre VIII, Des fonctions de la Gendarmerie Nationale, art. 1
Peu avant, dans la foulée des soulèvements populaires du mois de juillet 1789 qui voient la bourgeoisie triompher du Roi à l’aide d’un soulèvement spontané du peuple convergeant, armé, sur Paris, la Garde Nationale est officiellement constituée à Paris par la bourgeoisie à partir de cette armée populaire , apeurée par le spectre de « l’anarchie ». Elle essaimera partout ailleurs en France dans la foulée et atteindra plus d’un million de « citoyens armés » avant d’être organisée en fédération de gardes nationales et se stabiliser au nombre de 113.000 en 1793.
Le 13 juillet 1789, un arrêté du comité permanent des électeurs parisiens avait mis sur pied une milice bourgeoise forte de 48000 citoyens. En fait, on estime qu’il y avait le 15 juillet à Paris, entre 100 et 150 000 hommes en armes. Il devenait urgent de régulariser et d’organiser cette cohue armée. La popularité et le métier de Lafayette allaient permettre d’aboutir aux résultats recherchés. Lesquels étaient principalement d’éliminer progressivement les individus dangereux et de créer une solide force publique dévouée à la Révolution mais soucieuse de maintenir l’ordre bourgeois.
Révolution et maintien de l’ordre, 1789-99 – Georges Carrot, éd. S.P.M., coll Kronos
Dans le mois suivant la création de la Garde Nationale, les communes sont investies d’un pouvoir de Police qu’elles conservent partiellement jusqu’à aujourd’hui. Pour préserver l’insurrection révolutionnaire d’une reprise en main du pouvoir d’ordre public par le Roi, l’Assemblée nationale, par le décret du 10 août 1789 entérine l’idée d’une transmission de ce pouvoir aux municipalités.
Toutes les municipalités du royaume, tant des villes que des campagnes, veilleront au maintien de la tranquillité publique ; et (que) sur leur simple réquisition les milices nationales ainsi que les maréchaussées seront assistées des troupes à l’effet de poursuivre et d’arrêter les perturbateurs du repos public ; (que) les personnes arrêtées seront remises aux tribunaux de justice (…) et que leur procès sera fait ; (que) tous les attroupements séditieux , soit dans les villes, soit dans les campagnes seront incontinent dissipés par les milices nationales, les maréchaussées et les troupes sur simple réquisition des municipalités.
Décret du 10 août 1789 relatif au rétablissement de la tranquillité publique
Chaque maire est assisté, au sein de conseil municipal d’officiers municipaux représentant la force publique et disposant de pouvoirs de police qui leur permettent de requérir l’usage de la troupe et la maréchaussée pour le maintien de l’ordre. Pour garantir la séparation des pouvoirs, ces officiers ne pouvaient à la fois faire partie de la garde nationale.
Comme les commissaires, les officiers de paix remontent à l’Ancien Régime. Ils portaient alors le titre de conseillers du roi, inspecteurs de police. C’est en 1791 qu’ils prirent le nom d’Officier de Paix. Au nombre de 24, ils étaient « chargés de surveiller la tranquillité publique, de se porter dans les endroits où elle était troublée, d’arrêter les délinquants et de les conduire devant le juge de paix ». Il possédaient un petit bâton blanc sur lequel étaient gravés les mots « Force à la loi » et dessiné sur la pomme, un œil, symbole de surveillance.
Histoire et dictionnaire de la Police – éd. Robert Laffont
Les Gardes nationales sont, elles, placées sous l’autorité des assemblées administratives des départements (créés en 1790), et constituées de représentants de chacun des cantons du département et des « commissaires de département », successeurs des prévôts et précurseurs des préfets.
En 1791, les charges qui incombaient aux ministères du Roi sont remises entre les mains de six ministères : de la Justice, de l’Intérieur, de la Guerre, des Contributions et Revenus publics, de la Marine, et enfin des Colonies et des Affaires Étrangères. Le ministère de la Maison du Roi, qui assumait précédemment les pouvoirs exécutifs de maintien de l’ordre public, voit ainsi ses pouvoirs transférés à la fois au nouveau ministère de l’Intérieur comme à celui de la Guerre, avec néanmoins un pouvoir de commandement essentiellement confié au ministère de la Guerre qui dirige les troupes militaires et la nouvelle Gendarmerie nationale. Ne reste au ministre de l’Intérieur qu’un rôle purement informatif et de contrôle de l’exécution des lois par les assemblées municipales (outre une large autorité portant tout à la fois sur l’éducation, l’agriculture, les travaux publics, la salubrité et les soins publics).
En 1796 est adjoint un « ministère de la Police », distinct de celui de l’Intérieur, en charge de la « sûreté et de la tranquillité publique », ayant autorité sur le maintien de l’ordre urbain comme sur la police des prisons2.
Parallèlement, la Garde nationale (réorganisée) intégrait en 17963 des « colonnes mobiles » dans les différents cantons destinées à lutter contre le banditisme, une sorte de Compagnie de sécurisation et d’intervention à l’ancienne (CSI), mobilisable à n’importe quel moment localement. Un homme sur six de la Garde nationale obéit ainsi à une désignation d’éléments par les officiers municipaux pour une période de 6 mois pour garantir un effectif mobilisable. La Garde nationale, fondée sur un principe de volontariat et constituée par le peuple, était en effet traversée par les conflits locaux et ne répondait aux réquisitions que de façon assez aléatoire. À Paris, une force spécifique, la Légion de Police, comptant 7000 hommes, est créée en 1795. Cette dernière se révoltera un an plus tard contre une tentative d’intégration à l’armée régulière et son insurrection amènera à sa dissolution et l’exécution de 17 de ses meneurs.
Les préfets entrent en jeu, le maintien de l’ordre se spécialise
Le 17 février 1800 (28 plûviose an VIII en calendrier révolutionnaire), la Loi concernant la division du territoire français et de l’administration crée les fonctions préfectorales en même temps que les conseils départementaux (dix ans après la création des 83 départements) et qu’elle reprécise la distribution des pouvoirs au sein des communes. Chaque Préfet hérite des prérogatives renforcées dévolues antérieurement aux Commissaires de Département et se trouve adjoint de sous-préfets d’arrondissements communaux, et les maires de villes de plus de 5000 habitants de commissaires de police (à Paris un préfet de police spécifique commande à 12 commissaires généraux de police répartis dans les 12 arrondissements). Les préfets sont, dès leur installation, enjoints par le ministère de la Police et celui de l’Intérieur de livrer des rapports très précis et en temps réel de la situation politique du pays sans manifester aucun positionnement politique personnel.
Le ministre de la Police Joseph Fouché exerce ainsi un contrôle très assidu sur les agissements des préfets, prenant le pas sur le ministère de l’Intérieur dans la chaîne de commandement. Quand Bonaparte réussi son coup d’Etat le 18 Brumaire (9 novembre 1799) et devient premier Consul, il exige aussitôt des préfets qu’ils soient les exécuteurs zélés et fidèles de sa politique en matière de maintien de l’ordre intérieur — sous peine de révocation. Une vision et une organisation centralisée de la fonction qui la définit profondément jusqu’à aujourd’hui où les préfets restent les mains exécutives fidèles du pouvoir dans les régions ou départements.
Les préfets sont les organes de la loi et les instruments de son exécution, mais ils n’ont pas le droit de proclamer, ni leur propre volonté, ni leurs opinions ; tout acte émané d’eux doit avoir un objet précis et déterminé.
Circulaire du ministre de l’Intérieur du 24 Germinal an VIII (14 avril 1800) – Les préfets et le maintien de l’ordre public en France au XIXe siècle, éd. Documentation Française, Édouard Ebel, publication IHESI
Ces nouveaux venus se heurtent tôt aux pouvoirs de police des municipalités ; les commissaires et leur poignée d’auxiliaires policiers obéissant aussi bien à celles-ci qu’aux préfets, les seconds étant en charge de les nommer et les destituer tandis que les premières les organisent et les rémunèrent. Ces oppositions perdureront tout au long du 19ème siècle et provoqueront des conflits entre municipalités et préfets sur la gestion du maintien de l’ordre à de nombreuses reprises, et ce jusqu’à l’étatisation progressive de la police sous la IIIème République. Les mêmes conflits survenaient entre autorités civiles et militaires dans le domaine du maintien de l’ordre : l’armée, souvent réquisitionnée pour les troubles importants et la répression de nombreuses émeutes, avait le sentiment d’avoir une expertise en la matière que les nouveaux préfets n’avaient pas à leurs yeux. À diverses reprises, les commandants d’armée ont ainsi rechigné à suivre des instructions préfectorales de réquisition de la force qui leur étaient adressées. La Gendarmerie, en revanche, se conformait assez fidèlement à une autorité de Police qui s’inscrivait dans la continuité d’une tradition de la maréchaussée d’obéissance à des prévôts avant 17914.
En 1805, Fouché, le ministre de la Police — le même qui officiait sous la République, maintenu sous l’Empire par Bonaparte — tente brièvement de redonner du corps à la Garde nationale, tombée en déliquescence avec la création de Compagnies de réserve départementales5 (Garde Municipale à Paris) spécifiquement dédiées à la surveillance des lieux de pouvoir et des grands chemins. Mais ces compagnies départementales resteront la plupart du temps désœuvrées et inadéquates par rapport à des troupes plus expérimentées et disciplinées de la Gendarmerie ou de l’armée.
Les révoltes populaires des Canuts en 1831 puis 1834, l’insurrection de 1848, la Commune de Paris en 1871, la révolte des ouvriers de Fourmies en 1891 seront à chaque fois réprimées à l’aide de la troupe militaire (dragons, cuirassiers, infanterie et gendarmerie) avec appui occasionnel de la Garde Nationale6 (garde nationale mobile à partir de 1868) lorsque celle-ci ne se joint pas aux insurgés. En effet, après les soulèvements ouvriers de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème, la troupe rechigne à plusieurs reprises de réprimer la population ouvrière dont elle est issue et qu’elle côtoie. Ceci conduira à la création en 1921 de la Gendarmerie mobile, un corps détaché du peuple et dédié spécifiquement à une mission de maintien de l’ordre.
Il n’y a guère qu’à Paris que des milliers de Gardiens de la paix se substituent à l’armée dans le maintien de l’ordre, mais néanmoins avec la même brutalité jusqu’à l’entrée en fonction du préfet Louis Lépine en 1893. Alors que les sommations étaient déjà instituées, elles sont rarement observées et les forces de police ou l’armée attendent les premiers troubles pour tirer, charger, ratonner et arrêter au jugé, en petits groupes mobiles, celles et ceux qui se trouvent sur leur chemin (pratiques si courantes dans le maintien de l’ordre aujourd’hui !). Déjà à l’époque, les arrestations pour rébellion servent à punir pour prévenir7 et sont suivies de lourdes peines d’emprisonnement ou d’exécutions exemplaires.
Ainsi en 1812, une émeute de la faim à Caen est durement réprimée par la troupe de Napoléon :
Le 2 mars 1812, alors que la disette se développe et que le travail se fait rare, des Caennaises et des Caennais se rassemblent dans la halle aux grains place Saint-Sauveur. Le baron Méchin, préfet, et Lentaigne de Logivière, le maire, sont pris à partie par les manifestants. Quelques pierres sont lancées vers les fenêtres de la Préfecture, puis la foule se transporte vers le moulin de Montaigu où se produit une échauffourée. Sitôt passé ce coup de sang, la ville reprend son calme. Mais les autorités ne s’arrêtent pas là et procèdent à partir du 6 mars à de nombreuses arrestations. Le 13 mars, la Garde impériale commandée par le général Durosnel, aide de camp de Napoléon 1er, arrive à Caen. Dès le 14, un conseil de guerre est réuni au château et juge 61 personnes. Parmi elles, huit sont condamnées à mort. Deux étant en fuite, six — quatre hommes et deux femmes — sont fusillés dans la cour du château le matin du dimanche 15 mars
Annales de Normandie, p.376-77 – 2000, Yves Lecouturier à propos du livre de Pierre Cottier et Paul Dartiguenave, Révolte à Caen 1812.
Excepté les grands épisodes insurrectionnels, les petites émeutes populaires désignées par le terme d’«attroupements», armés ou non armés, sont généralement dispersées par les gendarmes. Ces derniers sont aux prises directes avec tous mouvements de révoltes spontanés (les caillassages de gendarmes sont fréquents en représailles des politiques ou condamnations publiques impopulaires) ou lorsqu’ils sont réquisitionnés par les autorités civiles. Les armes de l’époque (sabre, fusil et baïonnette) ne se prêtaient pas spécialement à l’apaisement dans les situations de maintien de l’ordre, au contraire elles conduisaient souvent à envenimer des situations où la population mécontente s’était fait tirer dessus par des gendarmes au doigt trop près de la gâchette. Ainsi, dès 1921 figurent dans le Manuel du Gendarme des instructions incitant ce dernier à de la retenue et un usage de la violence en dernier recours :
Dans le cas d’émeute populaire, et lorsque la résistance ne peut être vaincue que par la force des armes, la gendarmerie n’en fait usage qu’après que l’autorité administrative du lieu a sommé, de par la loi, les personnes attroupées de de retirer paisiblement;
Après celle sommation trois fois réitérée, si la résistance continue, la force des armes est à l’instant déployée contre les séditieux, sans aucune responsabilité des événements; et ceux qui peuvent être saisis ensuite sont livrés aux officiers de police pour être jugés et punis selon la rigueur des lois
Enfin, à défaut et en cas d’absence de l’autorité locale, la gendarmerie, après avoir épuisé tous les moyens de persuasion, et après trois sommations de par la loi, est autorisée à vaincre la résistance par la force des armes, sans être responsable des événements
Lorsqu’une émeute populaire prend un caractère et un accroissement tels « que la gendarmerie se trouverait trop faible pour vaincre la résistance par la force des ormes, elle dresse procès-Verbal, dans lequel elle signale les chefs, auteurs et fauteurs de la sédition
Manuel de la Gendarmerie, 1821 – paragraphe « émeutes populaires »
Mais les récits d’abus de recours à la force qui conduisent à des fusillades mortelles de la part de la troupe sont légion. Ici un récit édifiant de cette réalité sanglante en Belgique mais qui trouve ses équivalents en France à la même époque et dans des contexte de soulèvements ouvriers comparables :
« (…) J’ai parcouru la commune ce matin, il n’y a qu’une voix pour blâmer l’attitude de la gendarmerie. C’est elle qui est cause de l’affreux malheur. Les grévistes avaient envoyé deux délégués à l’usine. A peine étaient-ils entrés que quelques gamins, des enfants de 13 à 14 ans, jetèrent quelques pierres. Immédiatement les gendarmes épaulèrent leurs fusils et firent feu sans aucune sommation préalable. Les grévistes exaspérés firent pleuvoir une grêle de pierre pendant que les gendarmes continuaient le feu. Le commandant des pompiers fit tirer avec des cartouches à blanc ; mais comme les pierres tombaient toujours, les pompiers firent feu avec des cartouches à balles. Le carnage a été réellement épouvantable. Les façades de certaines maisons sont criblées de balles. Toutes les autorités avaient littéralement perdu la tête et c’est à cause de l’affolement qui s’est emparé de tous ces gens que le désastre a pris de pareilles proportions. Il y a eu des scènes monstrueuses. Un gendarme traversait la rue Sargeysels. Une pierre l’atteint dans le dos. Il se retourne, voit un ouvrier, va droit sur lui, tire son revolver et lui brûle la cervelle à bout portant. Une femme a été blessée sur le seuil de sa porte. Elle a reçu la balle dans le bas-ventre et elle agonise en ce moment à l’hôpital. La malheureuse se trouvait à 1 000 mètres des pompiers. Contrairement à ce qui a été dit, il n’y a pas eu de sommations, ni du côté des gendarmes, ni du côté des pompiers. Le commandant des volontaires m’a lui-même affirmé qu’on n’a fait aucune sommation. On a dit aussi que les grévistes auraient tiré. J’ai interrogé un honorable habitant de Borgerhout, rentier et décoré. Il a assisté à toute la scène et m’a donné l’assurance formelle qu’il n’en est absolument rien (…). Il y a en tout cinq morts ; ils habitent tous Anvers. Il y a trois cigariers, un ouvrier du téléphone et un ouvrier du bassin. La tête de celui qui a été tué à bout portant est complètement fracassée du côté droit. La blessure forme un trou béant affreux à voir. Le second a reçu une balle au milieu du front. Le troisième en a reçu deux dans la tempe, droite, un autre a été atteint à la cuisse. Il est mort des suites de l’hémorragie.
Journal Le Peuple, 21 avril 1893.
Des réflexions émergent par ailleurs autour d’un usage modéré de la force, à l’image par exemple de l’Angleterre voisine dont les forces de police seraient un modèle à suivre de retenue dans la répression des troubles à l’ordre public :
Sous la Restauration, l’opposition déplore le fossé entre le pouvoir et la société (Guizot, 1988, 106), et incrimine des institutions telles que la gendarmerie, dont les relations avec les administrés entretiendraient une logique de rapports de force. Invoquer la violence des populations pour justifier la gendarmerie reviendrait à prendre le mal pour remède. Cette défiance contribue à l’attraction pour la police londonienne, dont les modes de régulation réputés non violents constituent un miroir peu flatteur des pratiques françaises :
« Nous sommes un singulier peuple; il faut des épées ou des baïonnettes partout (…). En Angleterre, les constables n’ont qu’une baguette à la main, et ils se font obéir de la populace de Londres, pour le moins aussi insolente et irascible que la populace de Paris » (Horace-Napoléon Raisson, Histoire de la Police, 1844, p.305).
La violence des forces de l’ordre : La Gendarmerie et la répression des rébellions (1800-1859), article d’Aurélien Lignereux
Néanmoins, la Gendarmerie, qui intègre ces critiques et réflexions dans ses manuels d’instruction, s’impose progressivement au cours du 19ème siècle comme la troupe indiquée pour la répression des révoltes. Ses dérapages sanglants, moins fréquents, provoquent mécaniquement moins d’escalade d’émeutes que l’armée régulière. Elle est, de plus, appuyée par une appareil judiciaire pénal qui évolue parallèlement :
L’efficacité grandissante de l’appareil répressif est évidente. Accaparant la force des armes, les gendarmes parviennent à briser les attroupements. La rébellion n’est donc plus ce va-tout certes dangereux, mais parfois efficace qu’elle avait pu être au début du siècle. Elle est d’autant moins tentante que les retours en force se systématisent. En outre, à la faveur d’un processus d’incrimination des rebelles, la justice pénale s’affermit, mettant fin aux espoirs d’impunité. Cette assurance permet aux gendarmes de mieux doser l’emploi de la force. Lorsqu’ils sont contraints d’user de la violence légale, ils tâchent de réduire la violence létale : entre 1800-1817 et 1836-1859, leur réplique occasionne quatre fois moins de morts parmi les attroupés (de 151 à 38) pour un même volume d’affaires (1 210/1 267).
La violence des forces de l’ordre : La Gendarmerie et la répression des rébellions (1800-1859), article d’Aurélien Lignereux
On s’achemine doucement vers une législation propre au maintien de l’ordre et vers une définition plus précise des «agents provocateurs» et une catégorisation des mouvements de foule incriminés. Et pour y répondre, on voit un affinement des outils judiciaires aussi bien qu’opérationnels sur le terrain, avec l’émergence progressive de moyens matériels et d’unités spécialisées dans le maintien de l’ordre, à l’approche de la fin du 19ème siècle.
Une définition de la foule séditieuse qui se précise
Chacun de ces épisodes insurrectionnels sera d’ailleurs précurseur d’une frénésie de légifération sécuritaire qui répond à chaque mouvement insurrectionnel par un arsenal de lois et de mesures visant à circonscrire cette contestation populaire qui fait trembler bourgeoisie et aristocratie. De même que les Gilets jaunes ont récemment rappelé l’odeur de la poudre et le goût de la colère populaire à une bourgeoisie qui protège jalousement les bénéfices de ses biens mal acquis.
Tous attroupements composés d’artisans, ouvriers, compagnons, journaliers, ou excités par eux contre le libre exercice de l’industrie et du travail appartenant à toutes sortes de personnes, et sous toute espèce de conditions convenues de gré à gré, ou contre l’action de la police et l’exécution des jugements rendus en cette matière, ainsi que contre les enchères et adjudications publiques de diverses entreprises, seront tenus pour attroupements séditieux et, comme tels, ils seront dissipés par les dépositaires de la force publique, sur les réquisitions légales qui leur en seront faites, et punis selon toute la rigueur des lois sur les auteurs, instigateurs et chefs desdits attroupements, et sur tous ceux qui auront commis des voies de fait et des actes de violence.
Article 8 de la Loi du 17 juin 1791 dite Le Chapelier, qui interdit aussi tout groupement notamment syndical aux ouvriers
La loi Le Chapelier sera renforcée par les articles 414 et 415 du Code pénal qui interdisent les coalitions puis par la loi de 1849 qui réaffirme l’interdiction des coalitions ouvrières et patronales. Ce n’est qu’en 1864, que la loi Ollivier abolit le délit de coalition et que la loi du 21 mars 1884 (dite Waldeck-Rousseau), autorise les syndicats. Durant presque un siècle de nombreux mouvements de contestations de corps professionnels et de populations seront victimes de ces lois réprimant toute forme d’association politique ou sociale.
En 1791 également, la bourgeoisie possédante, qui venait de renverser la royauté, craignait que l’élan de liberté de la population ne la mène à planter leurs têtes à leur tour sur une pique et à leur retirer le pouvoir qu’elle leur avait offert. Elle multiplia ainsi les lois qui allaient progressivement restreindre les libertés d’association, de réunion, de rassemblement et finalement plus tard la liberté d’expression elle-même. C’est dans l’effervescence révolutionnaire que se dessinent les notions légales d’attroupement séditieux et que se développent les moyens répressifs qu’il faut déployer à leur encontre. A cette époque les classes dominantes commencent à considérer qu’au sein de la foule honnête s’infiltrent des excitateurs qui la rendent séditieuse.
Sera réputé attroupement séditieux et puni comme tel, tout rassemblement de plus de quinze personnes s’opposant à l’exécution d’une loi, d’une contrainte ou d’un jugement.
Les dépositaires des forces publiques (…) pour dissiper les émeutes populaires et attroupements séditieux et saisir les chefs, les instigateurs de l’émeute ou de la sédition, ne pourront déployer la force des armes que dans trois cas :
– Le premier si des violences ou voies de fait étaient exercées contre eux-même
– Le second s’ils ne pouvaient défendre autrement le terrain qu’ils occuperaient ou les postes dont ils seraient chargés
– Le troisième s’ils y étaient expressément autorisés par un officier civil (…) selon les formalités prescrites
Article 25 de la Loi du 26 juillet 1791
« Si (…) l’usage de la Force devient nécessaire, (un responsable de l’ordre public) se présentera sur le lieu de l’attroupement ou du délit, prononcera à haute voix ces mots « Obéissance à la loi ; on va faire usage de la force ; que les bons citoyens se retirent »
Article 26 de la Loi du 26 juillet 1791
« Après une sommation trois fois réitérée, (…) la force des armes sera à l’instant déployée contre les séditieux (…) et ceux qui pourront être saisis ensuite seront livrés aux officiers de police pour être jugés et punis selon la rigueur de la loi »
Article 27 de la Loi du 26 juillet 1791
De même, il est précisé dans le 1er article de la loi du 10 avril 1831, juste après le soulèvement des Canuts à Lyon, réprimé de façon sanglante :
« Toutes personnes qui formeront des attroupements sur les places ou la voie publique seront tenues de se disperser à la première sommation (des responsables de l’ordre public ) Si l’attroupement ne se disperse pas, les sommations seront renouvelés trois fois. Chacune d’elle sera précédée d’un roulement de tambour ou d’un son de trompe.
Et dans celle du 7 juin 1848 , après la révolution de 1848 :
« Tout attroupement armé formé sur la voie publique est interdit. Est également interdit tout attroupement non-armé qui pourrait troubler la tranquillité publique »
Le caractère de l’attroupement devient plus flou et est laissé à l’appréciation des responsables de l’ordre public. C’est l’attroupement en soi qui devient proscrit et donc séditieux; la décision de faire usage de la force ou non n’est plus caractérisée par le nombre de personnes qui constitue cet attroupement.
Et l’article 6 de la même loi du 7 juin 1848 introduit aussi le délit de provocation à un attroupement :
« Toute provocation directe à un attroupement armé ou non armé, par des discours proférés publiquement et par des écrits ou des imprimés, affichés ou distribués, sera punie comme le crime ou le délit »
En revanche l’arsenal judiciaire, lui, va resserrer le champ coercitif sur l’élément séditieux qui excite la foule, qui l’incite aux troubles. Après la série d’attentats anarchistes des années 1880-90, qui culmine avec l’attentat à la bombe d’Auguste Vaillant à la Chambre des députés (9 décembre 1893), une série de lois va être votée pour réprimer la « propagande par le fait » et plus largement l’anarchisme.
La première des trois lois dites « scélérates », celle du 12 décembre 1893, consacrera le délit d’apologie à la commission d’actes criminels par des « cris, menaces, imprimés, affiches ». La seconde du 18 décembre 1893 inaugure le délit d’association de malfaiteurs (apparu la première fois en 1810 dans le code civil sous le Consulat de Bonaparte). Ce terme, toujours présent dans notre pénal actuel, ressort aujourd’hui des cartons pour frapper des groupes ou luttes politiques. Avant cette date, l’association de malfaiteurs désignait, dans les manuels de la Gendarmerie, les actes de brigandages par des « vagabonds » sans toit :
Le vagabondage est un délit.
Les vagabonds ou gens sans aveu sont ceux qui n’ont ni domicile certain, ni moyens de subsistance, cl qui n’exercent habituellement ni métier, ni profession.
Les vagabonds ou gens sans aveu qui auront été légalement déclarés tels, seront, pour ce seul fait, punis de trois à six mois d’emprisonnement, seront renvoyés, après avoir subi leur peine, sous la surveillance de la haute police pendant cinq ans au moins et dix ans au plus.
Manuel de Gendarmerie, 1821, Section V – Associations de malfaiteurs, brigandage et mendicité
Dans la loi du 18 décembre 1893, l’association de malfaiteurs est transposée du brigandage vers les attentats de propagande par le fait, comme de nos jours on réutilise le même dispositif, hérité de cette époque et utilisé principalement ces dernières années pour réprimer le crime organisé, pour l’appliquer à des luttes sociales et politiques comme contre les militant.e.s antinucléaires de Bure ou près d’une douzaine de fois contre le mouvement des Gilets Jaunes. La loi du 18 décembre va créer un nouvel article du code pénal :
Art. 265. Toute association formée, quelle que soit la durée ou le nombre de ses membres, toute entente établie dans le but de préparer ou de commettre des crimes contre les personnes ou les propriétés, constituent un crime contre la paix publique
La dernière, « Loi tendant à réprimer les menées anarchistes », qui suit l’assassinat du président Sadi Carnot par l’anarchiste italien Caserio, sera promulguée le 18 juillet 1894 — et ne sera complètement abolie qu’en décembre 1992. Elle vise toute propagande anarchiste et servira de fer de lance pour procéder à l’interpellation, l’incarcération, la relégation (le bagne), ou même l’exécution de nombreux anarchistes par la suite, sur la base d’un vaste fichage systématique des militant.e.s, précurseur de nos « fiches S » actuelles. Ce travail est rendu possible par le développement important de la police politique, qui prend son essor à partir de 1800 sous le terme de « Haute police », puis se scindera en fin de siècle entre Police politique et Sûreté.
Louis Lépine, Préfet de police de Paris à partir de 1893, décrit dans ses mémoires les différentes unités de police qu’il a sous ses ordres. Parmi elles, la Brigade des réunions fournit des rapports qui contribuent beaucoup à la remontée d’informations en amont du maintien de l’ordre comme à des opérations de perquisition et d’arrestations :
La brigade ne fait pas de politique. Elle fait avec plus d’impartialité et de précision ce que font les reporters de journaux. Les agents vont incognito dans les meetings où l’on pérore et rendent compte de ce qu’ils ont vu et entendu (…) quand on connaît les orateurs on retrouve leurs tournures de phrase. Peu d’hommes, même dans le monde politique, connaissent aussi bien que ces agents le fort et le faible des partis. Ils suivent au jour le jour les progrès ou le déclin de chaque groupe.
Louis Lépine – Mes souvenirs, 1933
Communistes et anarchistes sont clairement perçus comme les éléments séditieux qui attisent les foules et provoquent les grèves, comme les ennemis de la tranquillité et de l’ordre public. Une Brigade des anarchistes est même créée spécifiquement pour garder nuit et jour à l’œil sur 300 anarchistes parisiens8.
L’émergence d’une doctrine propre au maintien de l’ordre
Avec la Commune de Paris, la multiplication dans le monde des révoltes et grèves populaires qui accompagne l’organisation internationale des ouvriers, la bourgeoisie prend progressivement conscience que la population, dans sa colère, est une force en puissance avec laquelle il faut composer plutôt que de la réprimer aveuglément. La répression décriée de la manifestation pacifique des ouvriers de Fourmies en 1891, qui conduira à la mort par balles de 8 personnes, et la mort d’un riverain dans la répression des émeutes étudiantes parisiennes du 3 juillet 18939 amèneront à repenser le rapport aux manifestants et à les considérer progressivement moins comme des ennemis intérieurs à abattre, sources de trouble et de sédition susceptible de s’étendre, mais comme des adversaires à comprendre, à circonscrire et à canaliser dans leurs passions.
En 1895 on peut ainsi lire dans le Guide pratique à l’usage des agents de l’autorité et de la force publique, par M. L’Huillier Alexandre :
Les agents de police sont institués pour veiller au maintien de l’ordre public et à la sûreté des habitants, ils préservent la tranquillité publique des tentatives des perturbateurs par les moyens qu’ils ont en leur pouvoir. (…)
Ils ne doivent faire usage de la force que dans le cas de résistance formelle ou de rébellion, et après avoir vainement employé tous les moyens de persuasion. Ils ne doivent se servir de leurs armes qu’à la dernière extrémité, lorsque des violences et voies de fait graves sont exercées contre leur personne.
Guide pratique…, ch. Devoirs généraux
« Les agents doivent au public : bienveillance et fermeté (…) convaincre d’abord par la persuasion, réprimer ensuite ; l’agent qui n’emploie ni les jurements, ni les termes grossiers se montre toujours calme et maître de lui, conserve un avantage immense sur la personne à laquelle il s’adresse ; (…) se garder d’actes oppressifs ; (…) enfin les agents ne doivent faire sentir la force dont ils sont dépositaires que pour réprimer les rébellions inexcusables »
ch. Devoirs envers le public
C’est l’entrée en fonction de Louis Lépine comme Préfet de police de Paris, à la suite du limogeage de son prédécesseur pour la répression étudiante en juillet 1893, qui marque une rupture dans la conception du maintien de l’ordre et qui ouvre la voie à une doctrine stratégique à part entière.
Lépine est connu pour son célèbre concours d’inventions. En matière de police, il a beaucoup donné : il est à l’origine de la contravention routière, des feux de circulation, de la brigade fluviale, de la police scientifique et de la brigade motorisée. Louis Lépine, qui sera en fonctions à Paris durant 18 ans, développe une doctrine à part entière du maintien de l’ordre qui prévaudra jusqu’à récemment, celle de la dissuasion, du maintien à distance des manifestant.e.s et celle d’une prétendue « non-létalité » des armements.
Ainsi il décrit l’action des forces de l’ordre avant lui :
(…) ces agents étaient impopulaires, on leur reprochait des procédés grossiers ou maladroits, en quoi le bon public n’avait pas toujours tort, des brutalités même, et les communistes en parlaient en connaissance de cause. Quand on est faible on devient violent c’est fatal. Mal commandés, mal utilisés, ces hommes n’avaient pas confiance en eux-mêmes. (….) Au lieu d’en imposer à la foule par une attitude martiale, ils s’en allaient batailler avec elle par petits paquets, et quand ils avaient le dessous, naturellement les coups pleuvaient.
Mes souvenirs, Louis Lépine, p.129
Il présente ainsi sa doctrine stratégique, en rupture avec ses prédécesseurs :
En cas de troubles dans la rue, il faut faire les sommations légales puis opérer par grandes masses de forces publiques.
Louis Lépine, décembre 1883 devant le conseil municipal de Paris
(…) être partout le plus fort, c’est à dire me faire renseigner sur les dispositions adverses, les points de rassemblement, l’objectif des manifestants, arriver avant eux, occuper la place, faire des arrestations pour refus de circuler et attendre des incidents ; à tout évènement disposer d’un nombre suffisant d’agents, coude à coude, confiants et résolus, et de gardes municipaux, autant qu’il en fallait à pied et à cheval.
Lorsqu’une « journée » était en préparation je demandais au Gouvernement militaire de m’envoyer tous les chefs de corps, qui devaient concourir à l’opération (…) et je leur tenais à peu près ce langage : quoi qu’il arrive, vous ne croiserez pas la baïonnette, vous n’ouvrirez le feu que par mon ordre. D’ailleurs vous n’aurez probablement pas à le faire, vous ne serez jamais en contact avec les manifestants. Ce n’est pas votre affaire. (…) je ne dois employer la force qu’à la dernière extrémité, encore moins recourir à la violence (…). Vous êtes là que pour occuper les points stratégiques avant les manifestants et pour leur en imposer par votre présence. C’est tout.
Mes souvenirs, Louis Lépine, p.130
L’instruction aux commandants de corps d’armée en cas de troubles public de 1898 va dans ce sens d’éviter que la troupe n’entre en contact avec la foule…
Il est de la plus haute importance que les soldats conservent leur prestige et ne soient ni insultés, ni molestés; car, s’ils perdent de leur force morale, l’ordre ne peut plus être rétabli que par les moyens violents. Il faut donc éviter le plus possible de laisser la troupe en contact avec les agitateurs, et la faire agir avec vigueur, lorsque son intervention est devenue indispensable.
… de tenir la foule à distance,
Il est de toute nécessité de tenir les gens à une distance telle qu’ils ne puissent haranguer les soldats, ou se jeter inopinément sur leurs armes. Donc, en arrivant sur un boulevard, une place, ou dans une rue, le commandant des troupes doit faire évacuer complètement le terrain qu’on doit occuper et ne plus laisser personne s’y introduire. (…)
Le public sera tenu, à 100 mètres au moins de la troupe, par des sentinelles qui ne devront engager aucune conversation avec la foule. Elles ne resteront pas en place et repousseront par la force tout acte de violence (…)
Le chef de détachement déclarera d’une voix ferme que si les sentinelles étaient forcées, cette violence serait considérée comme un acte d’hostilité qui serait repoussé par la force des armes.
Toutes ces mesures doivent être prises rapidement et sans hésitation, chaque minute de retard augmentant la force matérielle et morale de l’émeute.
… et de concentrer la troupe tout en maîtrisant les points vitaux et principaux de circulation,
On ne doit pas disséminer ses forces, mais les maintenir groupées pour agir avec vigueur. Cependant, si l’effectif de la garnison le permet, on occupera les points principaux d’où l’on pourra contenir l’émeute. Dans une grande ville, on occupera les places qui commandent les principales artères, l’Hôtel de la préfecture et celui du général commandant, la manutention, l’hôpital, la gare du chemin de fer, le bureau du télégraphe, l’hôtel du trésorier priver général, etc.
Dans une ville de guerre, on occupera les portes, qu’on fermera si on le juge nécessaire.
Dans une petite ville ouverte, on occupera l’Hôtel-de-Ville, la mairie ou quelques points dominants.
… et que l’autorité civile reste décisionnaire de l’usage de la force :
Il ressort du texte des lois sur la matière que le fonctionnaire civil, qui est responsable du maintien de l’ordre, concentre entre ses mains la direction de la police et reste seul juge du moment où la force armée doit être requise (…)
Et lorsque cette dernière doit être employée, il est préconisé d’aborder les barricades et retranchements latéralement, en progressant à couvert des maisons, en trouant murs et barricades à l’aide de sapeurs munis d’outils. Une tactique récupérée un siècle plus tard par l’armée israélienne pour pénétrer au cœur des villages palestiniens 10. Si l’affrontement direct est inévitable, la troupe avance sur 20-30 mètres suivie d’un rang de fusiliers ou sous le couvert de canons à mitraille qui arrosent les insurgés retranchés. La cavalerie vient également en appoint pour disperser la foule et la poursuivre.
La cavalerie dont le rôle, au début, est de maintenir ou de faciliter les communications, d’obliger les rassemblements à se disperser, d’agir dans les rues et sur les boulevards dépourvus d’obstacles matériels, soit en se portant directement sur les insurgés, soit surtout en menaçant leur retraite, doit, lorsque les émeutiers se retirent, concourir activement à la poursuite, qu’il ne faut pas craindre de diviser pour qu’elle produise plus d’effet.
Ainsi, durant tous les 1er mai, Louis Lépine, toujours aux premières loges des grands jours, aux prises directes avec la foule, mettait en place un ballet continu et tournant de cavalerie légère autour de la Place de la République pour tenir la foule sur les pourtours de la place et l’impressionner. Cette dernière surnommait l’opération le « manège Mouquin » (du nom du commissaire qui en eu l’idée). Et quand des affrontements éclataient, ils étaient refoulés dans les rues environnantes où les troupes se tenaient prêtes à les accueillir et les réprimer.
Le 1er février 1906, il inaugure le canon à eau en faisant arroser par les pompiers des militants de l’Action Française retranchés dans une église et qu’il craint de blesser du fait de leurs origines catholiques, bourgeoises et nobles. Lors des manifestations suivantes, il reproduira l’expérience sur les foules avec toujours les pompiers comme auxiliaires du maintien de l’ordre. Et à la suite du siège de la bande à Bonnot et de ses complices, retranchés dans des maisons et que des forces de l’ordre très nombreuses peineront à déloger, il fait élaborer les premières grenades lacrymogènes11 qui serviront à la « Brigade des gaz » nouvellement créée, de déloger « un jeune dément retranché » en mars 1913. Mais l’usage des grenades lacrymogènes en manifestation ne fera son apparition qu’en 193812. En tous cas, l’idée d’armes « non-létales » qui tiendraient à distance le manifestant en minimisant les dommages corporels venait de faire son apparition.
Mais derrière le paravent de cette promotion d’un maintien de l’ordre qui serait « propre », la brutalité policière continue de prévaloir, quoi qu’en dise le Préfet Lépine, fervent détracteur des militants politisés et des mouvements sociaux.
Dans son texte de 1993, Du maintien de l’ordre républicain au maintien républicain de l’ordre ? Réflexions sur la violence, Jean-Marc Berlière décrit à propos de Louis Lépine une réalité qui nous est tristement familière et actuelle :
Quand on reproche à Lépine la brutalité des gardiens de la paix, il répond, en arguant du nombre de blessés dans les rangs des policiers, que les violences viennent toujours des manifestants; il évoque les «lâches agressions» dont sont victimes les agents, mais, contre toute vraisemblance, nie qu’il y ait eu le moindre blessé chez les manifestants. C’est-à-dire qu’il utilise des statistiques – dont nous savons qu’elles ne signifient rien puisque celles des policiers sont gonflées, celles des manifestants minorées voire inexistantes – pour prouver la modération de ses gardiens et l’existence d’un maintien de l’ordre « propre », visant à donner ainsi l’image surréaliste de gardiens de la paix capables de recevoir des coups sans jamais en donner. Et s’il doit, forcé par l’évidence, exceptionnellement reconnaître la violence et les brutalités de ses brigades, c’est toujours pour les expliquer et les excuser par celles des manifestants.
Parallèlement à cette gestion naissante de la foule protestataire, l’idée de manifestation encadrée et tolérée fait son chemin aussi bien du côté des organisations syndicales et des partis politiques de gauche que du pouvoir en place, même si elle la formalité de « déclaration de manifestation » ne sera réellement mise en place qu’en 1935.
Ainsi Clémenceau, ministre de l’Intérieur en 1907, en réponse à la demande d’Édouard Vaillant, suite à une manifestation interdite à Paris le 20 janvier 1907, de la création d’un droit de manifester :
Il y a une grande différence entre le droit de manifestation et les autres libertés publiques parce qu’il s’exerce dans la rue et que « la rue appartient à tout le monde» ; c’est donc au nom de la liberté des «braves gens qui ne sont pas syndicalistes – il y en a encore après tout – » que les manifestations sont interdites. Cependant, dans cette intervention, il laissa nettement entendre que s’il ne saurait y avoir un droit de manifestation, il pouvait et il devait y avoir une tolérance de manifestation et qu’il pourrait être amené à autoriser une manifestation en fonction de la personnalité des organisateurs et à condition que ces derniers s’engagent à l’encadrer pour éviter tout tumulte et acceptent que, de leur côté, les pouvoirs publics prennent les précautions nécessaires.
Jean-Marc Berlière, le monde des polices en France : XIX-XXe
Et en 1911 les premières négociations syndicales de manifestation avec les autorités :
Si, au début du siècle, la majorité des gardiens de la paix et le préfet lui-même ont encore souvent tendance à confondre dans la même opprobre : manifestants, « apaches à la mauvaise figure », fauteurs de troubles, on perçoit les premiers signes d’une volonté de distinguer le bon et le mauvais manifestant, l’ouvrier syndiqué et «l’élément anarchique» ; les pourparlers entre l’Union des syndicats de la Seine ou les socialistes unifiés et le ministre de l’Intérieur pour essayer de négocier le droit de manifester sans violence, comme cela s’est fait en 1911, en sont une preuve. L’exemple le plus original, prodrome d’un processus appelé à se développer quelques décennies plus tard, nous est fourni par la «deuxième manifestation Ferrer», celle du dimanche 17 octobre 1909. Ce jour-là on vit se dérouler la première manifestation tolérée par les pouvoirs publics et le gouvernement, encadrée à la fois par les organisateurs et les forces de l’ordre.
Après les violences ayant marqué la manifestation du mercredi 13 octobre, le «peuple de gauche» exprima son intention d’organiser une seconde démonstration, digne et pacifique, exempte de désordres et de violence, à l’instar des Anglais. Après des tractations laborieuses et plusieurs revirements, le président du Conseil, Briand, décida finalement de tolérer un défilé, à condition qu’il n’y ait ni emblèmes, ni drapeaux, ni discours, ni cris hostiles aux gouvernements espagnol ou français. Seuls les chants étaient autorisés.
Le jour de la manifestation, l’Humanité publie, et c’est une première, les modalités techniques de la manifestation : plan et itinéraire, moyens d’accès, points de concentration, responsables de confiance chargés de mener chaque cortège, consignes concernant l’allure générale, le déroulement, la dispersion, organisation d’un service d’ordre. La Guerre sociale elle-même invite loyalement à cet essai de manifestation pacifique : «Vous ferez l’étonnement des plus modérés par votre calme, votre sang-froid, votre patience. »
Jean-Marc Berlière, Du maintien de l’ordre républicain au maintien républicain de l’ordre ? Réflexions sur la violence, 1993
Les foules émeutières et séditieuses sont devenues des militant.e.s, des manifestant.e.s à surveiller, à comprendre pour les canaliser, avec lesquels la police compose, dont elle gère la circulation et contient les humeurs. Le savoir-faire militaire de l’émeute du XIXe siècle devient un savoir-faire technique policier à la charge des préfectures au début du XXe siècle. Dans les pas de Lépine, le préfet Hennion ouvre une « école pratique professionnelle des services actifs de la préfecture » qui instruira gardiens de la paix et inspecteurs de police, notamment à des situations de maintien de l’ordre, grâce aux toutes premières séquences filmées de manifestations, projetées à l’aide d’un cinématographe.
Les travaux de Gabriel Tarde (1893) sur « les foules et les sciences criminelles », comme l’ouvrage « La Psychologie des foules » de Gustave Le Bon (1895), commencent aussi à influencer l’appréhension des foules comme un sujet à analyser, une science, celle du contrôle de la rue. Tous les ingrédients sont là en ferment pour préparer un maintien de l’ordre professionnel technicisé et judiciarisé tel qu’on le connaît aujourd’hui et que Louis Lépine appelait de tous ses vœux. Alors qu’en un siècle le maintien de l’ordre s’est distancié du domaine militaire sous l’autorité civile, les foules populaires dont on cherche à s’épargner le sang et à canaliser et distancier la colère et la rage, est envoyée, sous les gaz mortels, dans la mêlée d’une des plus grandes boucheries de l’histoire de l’humanité, la guerre de 14-18.
Notes
1 https://journals.openedition.org/rives/4060 Violence, norme et régulation sociale au Moyen Âge, Laure Verdon
2 Les attributions du ministre de la Police générale de la République – Révolution & Maintien de l’Ordre, Georges Carrot, éd. S.P.M. collection Kronos.
3 Arrêé du Directoire exécutif du 17 Floréal an IV (6 mais 1796)
4 https://www.cairn.info/revue-deviance-et-societe-2008-1-page-47.htm
5https://www.1789-1815.com/cies_reserve.htm
6 Elle sera dissoute en 1871 après qu’une partie de la Garde nationale ait rejoint la Commune de Paris
7 Aurélien Lignereux comptabilise 3725 rebellions collectives et violentes enregistrées par les gendarmes entre 1800 et 1859, https://www.cairn.info/revue-deviance-et-societe-2008-1-page-47.htm
8 Louis Lépine – Mes souvenirs
9 https://www.historia.fr/actu-gilets-jaunes/le-maintien-de-lordre-%C3%A0-la-fran%C3%A7aise
10 Dans le livre « À travers les murs » d’Eyal Weizman et dans le film « The LAB » de Yotam Feldman cette stratégie de progression à couvert en sapant les murs de maisons mitoyennes jusqu’à atteindre l’adversaire embusqués est mise en place par les israéliens contre les palestiniens.
11https://secoursrouge.org/l-invention-des-gaz-lacrymogenes/
12 http://www.article11.info/?Police-partout-Lepine-surtout & Anna Feigenbaum, Petit Histoire du Gaz Lacrymogène, Libertalia, sept. 2019