Il y a presque dix ans, le 14 octobre 2010, la vie de Geoffrey a été dégommée par un tir de LBD 40, à l’âge de 16 ans.

Note de Désarmons-les! : Cet article n’est pas un hommage, parce que Geoffrey est bien vivant, mais c’est un cri du cœur, un cri de rage, parce que ce jour là, quelque chose en lui est mort : la confiance dans le monde. Explosée en mille éclats.

Rappel des faits

Il participe alors, comme beaucoup de personnes de sa génération, conscientes par leur quotidien des ravages causés par les politiques ultralibérales et inquiets d’une énième réforme rétrograde du système des retraites, au blocage du lycée Jean Jaurès, situé à Montreuil, en proche banlieue parisienne.

Alors qu’il pousse une poubelle vers le milieu de la chaussée, un choc violent sur la pommette gauche vient le faire chanceler. Jean-Yves Césaire, agent des Compagnies de Sécurisation et d’Intervention de la Seine Saint Denis (CSI 93), situé à environ 30 mètres de lui, vient de lui tirer en plein visage à l’aide de son Lanceur de Balles de Défense de 40 mm, un « moyen de force intermédiaire » classé arme de guerre de catégorie A2.

Geoffrey porte ses mains au visage, avant de s’asseoir sur le trottoir. Interpellé, trois policiers commencent à l’interroger alors qu’il est pris en charge par les pompiers dans leur camion. Malgré la gravité de sa blessure, il est placé sous le régime de la garde-à-vue pour des faits de violences. Les policiers escortent alors le camion qui le mène aux urgences de l’hôpital André Grégoire, où ces mêmes policiers font le pied de grue près de sa chambre d’hôpital en vue de son transfert au commissariat avant que, sous la pression populaire, la mesure de garde-à-vue ne soit finalement levée par le préfet lui-même et Geoffrey redirigé vers l’hôpital parisien Lariboisière.

Les séquelles

Les bilans médicaux nous disent ceci des séquelles physiques : multiples fractures des os de l’hémisphère gauche de la face, dont fracture de la paroi antérieure des sinus maxillaires, fracture du plancher orbitaire et fracture du pilier externe de l’orbite, hématome sous-rétinien et hémorragie intra-vitréenne, cataracte et kératite, aboutissant sur un décollement de rétine avec une chute de l’acuité visuelle à 2/10 sur l’œil gauche. Autant dire qu’il n’y voit plus de cet œil.

Le diagnostic établi par les médecins de l’hôpital Lariboisière le 15 octobre 2010 estime les ITT à 45 jours, sauf complication.

En réalité, les radios du crâne de Geoffrey nous montrent un champ de bataille. A ce jour, il cumule 8 interventions chirurgicales.


Par la suite, Geoffrey a développé des douleurs névralgiques paroxystiques et des hémispasmes faciaux, ainsi que des troubles psychologiques importants qui lui rendent toute vie sociale impossible. Sa scolarité, chaotique, et ses activités périscolaires ont été interrompues. Depuis bientôt dix ans, sa vie et celle de ses proches est en perpétuel chambardement.

Le « combat » judiciaire

Tout d’abord le policier est attaqué pour « violence aggravée par deux circonstances suivie d’incapacité supérieure de 8 jours ».

Geoffrey est entendu par l’IGPN 5 jours après les faits, à l’hôpital et alors que ses sens étaient altérés par les antidouleurs (il est sous morphine), et le 9 novembre une information judiciaire est ouverte.

Sur les procès verbaux et lors des premières auditions, Césaire affirme que son tir était effectué en situation de légitime défense, parlant d’une « pluie de projectiles » et accusant même Geoffrey d’avoir jeté deux projectiles dans sa direction et s’être apprêté à un lancer un troisième au moment du tir. Le supérieur de Césaire, le brigadier Yannick Landurain, qui intervient dans le dossier en tant que témoin assisté, semble effectivement avoir donné pour instruction à ses hommes de « prendre toute mesure utile pour protéger leur intégrité physique« , affirmant clairement que ses effectifs ont « tiré sur mes instructions et en légitime défense puisque nous étions encerclés et sous une pluie de projectiles ».

Aucun des policiers interrogés ne confirme ou n’infirme tout à fait la situation de légitime défense dudit Césaire, se contentant pour la plupart de confirmer les déclarations concernant la pluie de projectiles, parlant même pour l’un d’entre eux de « pavés ». Pourtant, l’un des policiers déclare a contrario « J’ai entendu une détonation. Je ne sais pas lequel des collègues a tiré. Il n’y avait pas de caillassage de la part des jeunes. Ces jeunes là n’étaient pas méchants ».

Alors qui croire ?

L’argument de la légitime défense ne tient en effet que s’il s’avère que les policiers étaient canardés et confrontés à un danger imminent, ce que beaucoup de témoins des faits nient.

Le 27 décembre, l’expert ballistique Pierre Laurent affirme un possible dérèglement de la visée électronique de l’arme notant un écart de tir de 12,1 centimètres sur 30 mètres. Pour autant, il déclare que l’arme était « en parfait état de fonctionnement et qu’elle était précise », avec un écart réel de 6,7 centimètres sur 30 mètres.

Le 11 mars 2011, Jean-Yves Césaire est mis en examen pour les faits de violences.

Un élément clé va alors faire pencher la balance en faveur de Geoffrey : une vidéo diffusée par Rue 89 et filmée par un lycéen, ainsi qu’une autre publiée par les Inrocks et filmée par un riverain depuis sa fenêtre, montrent clairement qu’il n’y a absolument aucun jet de projectile, ni avant ni après les faits, et que Geoffrey, poussant nonchalamment une poubelle sur la chaussée, ne représente aucune menace pour les policiers, qu’il n’est ni arrêté, ni même secouru.

Les auditions par le juge d’instruction aboutissent sur une confrontation entre Geoffrey et son agresseur le 6 juillet 2011, au cours de laquelle Césaire doit s’expliquer sur la vidéo. Jean-Yves Césaire bafouille et admet que « au regard de la vidéo, la légitime défense ne tient pas » et que Geoffrey ne lançait pas de cailloux. Lors de l’audition par l’IGS qui suit le 30 mars 2012, il réitère ses aveux : « je ne peux pas dire que j’étais en légitime défense à ce moment précis ».

Face à ces vidéos, les déclarations du brigadier Landurain deviennent elles aussi plus confuses et il se dédouane, affirmant finalement ne pas avoir donné l’ordre de faire usage des LBD, mais laissant toujours une marge d’appréciation à ses hommes en cas de « caillassage ». Il dit aussi que Geoffrey n’est pas celui qu’il avait vu jeter des cailloux dans la direction des policiers. Césaire, qui a tenté de rejeter la responsabilité de l’acte sur son supérieur hiérarchique, se retrouve tout à coup « laché ». L’argument du « commandement légitime » tombe à l’eau et les déclarations faites sur procès-verbaux apparaissent subitement toutes fausses.

Jean-Yves Césaire devient donc un menteur et sera par conséquent poursuivi pour « faux en écriture publique » et « usage de faux ». Les parents de Geoffrey déposent plainte avec constitution de partie civile le 16 novembre 2011.


La vidéo de Rue 89 qui va changer la donne.

Le 12 décembre 2011, un médecin expert, le docteur Jacques Réverbéri, établit à six mois l’incapacité totale de travail de Geoffrey.

Le 2 février 2012, le Défenseur des droits recommande des poursuites disciplinaires à l’encontre de Jean-Yves Césaire, jugeant que celui-ci ne s’était pas montré « intègre et impartial » au regard du Code de déontologie de la police nationale.

Dans ce laps de temps, les proches de Geoffrey devront mener une véritable bataille pour obtenir que leur plainte pour faux en écriture soit instruite, le procureur s’obstinant à ne pas répondre durant un an. Le procureur va finalement exiger qu’ils payent pour pouvoir saisir le doyen des juges et ce n’est qu’après un an, le 12 septembre 2012, que Césaire est mis en examen des chefs de faux et usage de faux aggravés.

Le 27 février 2014, après négociation, Césaire est finalement renvoyé devant le Tribunal Correctionnel par le vice-président chargé de l’instruction, Nicolas Aubertin, pour les deux délits. Déjà plus de trois ans se sont écoulés…

L’affaire est finalement jugée en première instance le 2 avril 2015 à Bobigny, par les juges Mollaret, D’Auzon et Royal. Le nouveau Procureur est Loïc Pageot, un personnage étonnant dans le paysage judiciaire dyonisien, puisque désigné spécifiquement pour intervenir sur les affaires de violences policières.

Geoffrey au TGI de Bobigny, soutenu par Pierre Douillard, premier mutilé français du LBD (à Nantes le 27 novembre 2007).

Césaire est défendu par Frédéric Gabet. Geoffrey et ses proches sont représentés par Pierre-Emmanuel Blard et Jean-Pierre Mignard.

Durant les débats, Césaire se montre incapable de regrets ni d’empathie. Comble de l’indignité, il se lamente sur son sort à la barre, alors que dans son dos se tient la vraie victime, dont la vie a été bouleversée par son geste.

On apprend que Césaire a été habilité à l’usage du LBD en juin 2008 suite à un entraînement au tir impliquant l’utilisation de « 3 cartouches » (sic!), chaque renouvellement d’habilitation nécessitant le tir annuel de trois cartouches supplémentaires, renouvellement que Césaire n’a jamais effectué.

Concernant le faux en écriture, la défense de Césaire en dit long sur son état d’esprit : « sur le procès verbal je n’ai pas pu retranscrire ce que j’ai ressenti, soit j’ai trop expliqué, soit j’ai trop fait succinct, j’ai compressé, je ne sais pas, mais ce n’était pas voulu, si j’avais voulu faire un faux, il y avait d’autres moyens… »

Au moment de visionner la vidéo, pièce maîtresse du dossier, le CD conservé sous scellé est… rayé ! On croit rêver. Un double se trouve heureusement dans le bureau de la présidente et permet les visionnages.

Le procureur classe le dossier incriminant Geoffrey, qui échappe ainsi aux griffes de la justice. C’est un soulagement pour ses proches, mais quatre années de jeunesse ont été perdues !

Jean-Yves Césaire est reconnu coupable et condamné à un an de prison assorti du sursis simple, un an d’interdiction d’exercer l’activité professionnelle ayant permis la commission de l’infraction et deux ans d’interdiction de détenir ou de porter une arme soumise à autorisation. Il doit également payer 4000 euros de dommages et intérêts au titre du préjudice moral et 6000 euros d’amende pour chacune des parties civiles, soit 30 000 euros.

Le 9 avril 2015, Césaire fait appel de la décision.

A L’audience de fixation de la date d’appel le 16 mars 2016, à la question du président « Pourquoi faites-vous appel ? » Césaire, non assisté par son avocat, répond « pour garder mon travail ». Le juge lui assène « n’en dites pas plus, vous attendrez d’être assisté par votre avocat ». La partie civile apprend aussi que malgré sa condamnation en première en instance, et sa sanction administrative (5 jours avec sursis), il est promu brigadier : une manière d’influencer les juges avant l’audience en appel. L’audience en question est fixée du 9 au 11 janvier 2017. Il est cette fois défendu par Laurent-Franck Liénard, l’avocat des policiers violents.

Durant l’audience, on s’efforce à enlever l’interdiction d’exercer, par une volonté de dédouanement du flic, avec un essai timide d’implication de la hiérarchie, seulement citée en tant que témoin assisté. Le copier-coller des PV policiers et hiérarchie interpelle, mais sans plus ! Par contre, Geoffrey est titillé à propos de ridicules incohérences faites lors de son interrogatoire, réalisé par l’IGPN alors qu’il était encore sous morphine.

La décision de la Cour d’Appel est rendue le 28 mars 2017 et le juge Gérard Burkel condamne Césaire a 18 mois de prison avec sursis, 3 ans d’interdiction de détenir et porter tout lanceur de balles de défense. Il doit également payer 2000 euros supplémentaires à la partie civile. Pour autant, la cour d’appel supprime l’interdiction d’exercer et n’inscrit pas la condamnation au casier judiciaire, rendant la possibilité à Césaire de porter une arme autre que le LBD et lui permettant de continuer à exercer sans contrainte. Ca ressemble à un « arrangement entre amis ».

Malgré la sécurité de l’emploi offert à Césaire par la justice, début avril 2017, Césaire se pourvoit en cassation. Geoffrey perd pied : doutes, douleurs, impasses, jusqu’à nécessiter un séjour en soins psychiatriques en mai 2017, cadre inopérant qui occulte ses douleurs faciales… Le pourvoi de Césaire est cassé le 8 aout 2017, mettant fin à la procédure pénale. Sept années de procédure. Durant lesquelles Geoffrey a subit des pressions, des intimidations, qui l’ont en partie amené à quitter Montreuil.

Ouverte en 2015, la procédure au Civil pour indemnisation suit son court, tortueux, les parties condamnées, aux abonnés absents, obligent Geoffrey, par efficience, à prendre en charge les frais d’expertises, sauter cet énième écueil, qui n’est pas le dernier, l’administration judiciaire participant à cela par des « bourdes » suspectes…

« Tant qu’on n’aura pas réparé mon fils… »

Geoffrey et son père ont rejoint l’Assemblée des Blessé-es dés sa création, le 8 novembre 2014. L’Assemblée des blessés est un réseau national réunissant des personnes mutilées, leurs proches et des collectifs de soutien. Si Geoffrey ne peut pas participer à la plupart des réunions et événements organisés, il est néanmoins un pilier de ce réseau de solidarité, notamment grâce à l’entremise de son père, qui a fait de sa vie un combat pour la réparation de son fils.

Christian s’appuie sur des constats radicaux, sans compromis avec l’institution responsable de la mutilation de son fils :

« Notre combat est nécessaire pour les vivants.

Notre radicalité n’est pas idéologique mais pragmatique, s’appuyant sur
notre histoire et celle d’autres blesses, des familles de tués mais aussi d’humiliés, d’emprisonnés, s’inscrivant aussi dans des environnements différents. Elle s’appuie sur des faits, des réalités terribles qui n’aboutissent qu’à l’expression d’une colère immense.

Si pousser une poubelle vaut mutilation et turpitudes à ce point, alors je ne m’étonne pas du rougeoiement de la nuit par des colères légitimes. Une société qui nie les blessures qu’elle inflige à ses enfants est une société sans aucune empathie. Une société qui accepte de l’on tire sur ses enfants avec des armes de guerre devient mortifère.

C’est le bal des hypocrites :

En octobre 2010, le président demandait à faire lire la lettre de Guy Moquet aux lycéens, alors qu’il avait ordonné leur écrasement pendant le mouvement des retraites.

En janvier 2015, le président chantait le temps des cerises alors qu’il
assignait à résidence des militants d’extrême gauche.

En 2019, le président niait les mutilations alors que la toile versait
chaque jour le témoignage d’un nouveau blessé dans l’encyclopédie des violences policières.

Seuls les syndicats flics montrent leurs vrais visages : « veld’hiv-charonne ».

Peu nombreux à vraiment remettre en cause le permis de tuer, de mutiler, déjà avec seulement 3 députés sur 577 à dénoncer cette loi inique
(cf. LOI n° 2017-258 du 28 février 2017 relative à la sécurité publique – Usage des armes par les forces de l’ordre), qui passa sans encombre. Et cela s’est aggravé. Peu nombreux à alerter de la dérive, boycottés par tous les médias, préférant la version étatique, patronale. Nous avons vu les armes se multiplier, les mutilations, et aussi les procédures se restreindre aux non-lieux.

La justice ne passera pas avec des institutions vérolées !

Aujourd’hui, son père poursuit le combat politique auprès des autres blessés, pour faire la vérité sur le réel emploi de la force « publique ». En parallèle, une requête devant le Tribunal Administratif est en cours, dans le but de pointer la responsabilité des donneurs d’ordre, de l’Etat. A l’époque, de bas en haut : le brigadier Landurain, le chef de la CSI Lunel, les commissaires Satiat, Kauffman et Scalini, le préfet Lambert, le ministre de l’intérieur Hortefeux…

Quand un policier détruit la vie de quelqu’un, il y a beaucoup de responsables. Lui, il n’est que le doigt sur la gachette. Ca ne le rend pas moins coupable. Mais s’il se défend mal ou n’est pas loyal, il est le fusible qu’on fera sauter. L’Etat ne prend aucun risque d’être discrédité, jamais.

La convalescence de Geoffrey suit son long cours, au calme, aussi en attente du procès civil, qui se tiendra peut-être en février 2020, procédure évidemment altérée par les turpitudes des flics et de l’appareil judiciaire…