Publié initialement sur : https://www.cairn.info/revue-agora-debats-jeunesses-2015-2-page-79.htm
Le bilan répressif des émeutes de 2005 ne saurait s’arrêter aux nombreuses interpellations, poursuites et condamnations qui leur ont succédé. Dix ans plus tard, l’examen des dernières innovations pénales révèle le souci d’un traitement particulier à l’égard des bandes, auquel les évènements de 2005 ne sont pas étrangers. Si la loi du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance introduit de nouvelles dispositions à propos des bandes organisées, celle du 2 mars 2010 « renforçant la lutte contre les violences de groupe […] » y ajoute une infraction qui punit la participation à un « groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation […] de violences volontaires » d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. Alors que le critère d’appartenance à un groupe – « la bande organisée » – apparaissait déjà dans le code pénal à la fois comme une circonstance aggravante et comme une infraction à part entière – « l’association de malfaiteurs » –, la loi du 2 mars 2010 est venue introduire une nouvelle déclinaison juridique de la notion de bande. Cette nouvelle catégorie pénale emprunte au délit d’association de malfaiteurs non seulement sa formulation mais également sa logique anticipatrice [1] en étendant la répression prévue dans ce cadre à des faits pénalement considérés comme moins graves. Cet article propose une analyse de ce processus de « criminalisation primaire [2]» (Hebberecht, 1985) qui vise spécifiquement les bandes dans un contexte postérieur aux émeutes de 2005, marqué par le renouveau de cette question sociale, et se concentre donc sur la première moitié de la décennie qui vient de s’écouler [3]
Précisions méthodologiques
Le récit chronologique de la mobilisation de discours sur les bandes dans les articles de presse montre en premier lieu comment, au fil des faits divers, des prises de position politiques et des productions administratives, cette question s’impose petit à petit à l’agenda politique et se traduit d’abord par une extension et une systématisation de la réponse pénale. Dans un second temps, l’analyse thématique du corpus fournit les traits caractéristiques de la construction sociale du problème des bandes, afin de préciser qui et ce que la bande désigne quand elle est catégorie du pouvoir [4]. Ces schèmes d’appréhension du phénomène ainsi que la volonté de prévenir des situations de désordre telles que celles vécues en 2005 à l’occasion des émeutes vont faire consensus dans la classe politique et justifier les innovations pénales de la loi du 2 mars 2010.
Chronique de la réactualisation de la question sociale des bandes
Si, lors des débats sur cette loi, les émeutes de 2005 sont prises comme point de référence, la production de discours sur les bandes dans les différents champs du pouvoir s’intensifie déjà en amont des évènements et donnera lieu à une chronique médiatique continue jusqu’au vote de cette loi. Mais la réactualisation de cette question récurrente n’est pas qu’une affaire de mots ; elle prend corps au cours de ces années dans le dispositif pénal de répression pour produire des effets sur la cible visée.
« Apaches » dans les années 1900-1910, « blousons noirs » à la fin des années 1950, puis dans les années 1960, « loubards » dans les années 1970 (Mohammed, Mucchielli, 2007)…, les décennies passent, les terminologies changent, mais elles symbolisent toutes différents moments de l’histoire de la question des bandes constituée en problème social dans le débat public. Dans les années 1990-2000, celle-ci va bénéficier de nouveau d’une certaine audience, dans un contexte de transformation des services des renseignements généraux (RG) et de la sécurité intérieure. Le changement des missions et des responsables des RG au cours de ces deux décennies a accompagné l’émergence et l’institutionnalisation progressive du concept de « violences urbaines », matérialisées notamment par l’élaboration et le perfectionnement de l’échelle d’évaluation de la violence urbaine de Bui-Trong (Bonelli, 2001). À ce concept correspond une catégorie d’infractions qui ne repose pas sur leur nature mais sur le lieu de leur commission et sur le caractère institutionnel ou public des biens ou des personnes prises pour cibles. Cette évolution va conférer à la délinquance juvénile « une dimension collective, instrumentale et dirigée contre l’État » qui correspond aux catégories d’appréhension du monde propres aux services de renseignement et à la sécurité intérieure (ibid., p. 97). Ces éléments de contexte éclairent les techniques d’objectivation et de production d’un savoir sur les bandes qui vont conditionner la manière dont elles seront appréhendées dans le débat public au cours de cette période. Le 9 septembre 2004, une note de la Direction centrale de la sécurité publique définit les « violences urbaines » en partie par le fait qu’elles sont commises par des « individus jeunes, agissant ou soupçonnés d’avoir agi en groupes (au moins trois individus) [5]». En janvier 2005, un haut fonctionnaire de la Direction centrale des renseignements généraux (DCRG) explique que le rapport « confidentiel » qui vient d’être remis au ministère de l’Intérieur est le fruit d’une « observation quasi scientifique de 25 quartiers sensibles » (Le Parisien.fr, 30/01/05) permettant une comptabilité des « affrontements entre bandes » et de leurs victimes. Dans le même souci de production de chiffres pour rendre visible un phénomène et en maîtriser les contours (Tissot, 2004), l’indicateur national des violences urbaines (INVU) sera mis en place en janvier 2005 pour remplacer l’échelle Bui-Trong. En comptabilisant les « violences collectives à l’encontre des services de sécurité, de secours et de santé » et en reprenant la catégorie d’« affrontements entre bandes », il donnera une plus grande visibilité aux heurts imputés aux bandes qui auront lieu lors des émeutes de 2005. Les techniques et les instruments institutionnels d’objectivation du phénomène permettent ainsi la production d’un savoir d’apparence scientifique (des données chiffrées, que viendront compléter des études qualitatives) sur le phénomène et contribuent à sa constitution en problème social. Les soulèvements dans les quartiers populaires en novembre 2005 se sont accompagnés de ce que Gérard Mauger qualifie d’« émeutes de papier » (2006) dans le sens où elles ont été le support d’une multitude de récits. Leur analyse montre que le lien entre bandes et émeutes n’est pas clairement établi au lendemain des évènements de l’automne 2005. Si les réactions politiques des représentants de l’UMP au cours des évènements ont visé la structuration de réseaux de délinquance dans les quartiers populaires (Le Goaziou, 2007, p. 52) et bien que Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, ait incriminé l’ordre « des bandes ou des extrémistes » (Demiati, 2007, p. 74), l’objet des interventions publiques glisse rapidement des émeutiers à l’ensemble des habitants des quartiers populaires et à leur mode de vie. Les prises de parole mettant en cause la polygamie ou l’altérité culturelle facilitent l’assimilation des habitants de ces quartiers aux figures de l’immigré et de l’étranger, tous deux constitutifs d’une menace intérieure, et préparent l’offensive politique contre l’« immigration subie » (Le Goaziou, 2007, p. 54). Les réponses politiques aussitôt envisagées par le ministre de l’Intérieur empruntent à ce même registre – et non spécifiquement à celui des bandes – puisqu’elles ont consisté à inciter les préfets à procéder à l’expulsion des étrangers (que leurs papiers soient en règle ou non) ayant déjà fait l’objet d’une condamnation dans le contexte des évènements de novembre 2005 (Tempsreel.nouvelobs.com, 05/12/05). Les RG, dans leur rapport du 23 novembre 2005, se démarquent également d’une grille de lecture axée sur le rôle des bandes en mettant plutôt l’accent sur la « condition sociale d’exclus de la société française pour les émeutiers » (Le Monde.fr, 07/12/05). Quant au procureur de la République de Paris, Jean-Claude Marin, son analyse en janvier 2006 souligne l’absence de « structuration ou d’organisation de mouvements qui apparaissent largement spontanés » (AFP.fr, 11/01/06). Les récits auxquels les émeutes de 2005 ont donné lieu n’ont donc pas directement, ni de manière consensuelle, mis en cause les bandes. Pourtant, en dépit du caractère hétéroclite de ces réactions, Marwan Mohammed et Laurent Mucchielli soulignent que « les émeutes d’octobre-novembre 2005 furent sans doute l’évènement le plus intense de la mise en accusation des “bandes” » (2007, p. 13). Cette analyse, produite deux années après les évènements, invite à observer l’élaboration et les usages ultérieurs des discours sur les bandes qui ont pu contribuer à un tel rapprochement. Dès le 12 janvier 2006, le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy, lors de ses vœux à la presse, présente les premières données du tableau de bord de l’INVU (LeParisien.fr, 12/01/06), qui font notamment état de 435 « affrontements entre bandes » et 5 143 faits de « violences collectives à l’encontre des services de sécurité, de secours et de santé [6] ». Il annonce également vouloir faire de la « lutte résolue contre les bandes qui font régner leur loi dans certains quartiers » une des priorités de son action pour l’année à venir (Tempsreel.nouvelobs.com, 12/01/06). À peine un mois plus tard, la question des bandes fait de nouveau irruption dans le débat public à l’occasion de la séquestration et de l’assassinat d’un jeune d’origine juive par une « bande de cité classique » (LeMonde.fr, 24/02/06), désormais connue sous le nom de « gang des barbares ». L’affaire constitue alors une fenêtre médiatique de diffusion d’éléments de connaissance sur les bandes, extraits de rapports administratifs antérieurs aux évènements de la fin d’année 2005. Tous les médias couvrent le fait divers, mais l’article du Monde consacré à l’affaire exemplifie la manière dont le discours journalistique mobilise simultanément des sources en lien avec le fait divers (pour l’avocat de l’un des inculpés, « cette bande est bien organisée »), d’autres administratives (les analyses des RG de janvier 2005, selon lesquelles « le “caïdat” local, suivi de près par le radicalisme religieux, a investi les quartiers sensibles ») et scientifiques (pour le sociologue Thomas Sauvadet, « c’est vrai qu’on constate un passage à l’acte violent plus précoce et plus rapide, mais il ne faut pas présenter ces jeunes comme des sauvages ») afin de proposer une grille de lecture catastrophiste et monter en généralité pour parler du problème des bandes, comme en témoigne le pluriel dans le titre choisi « Bandes : la spirale de l’ultra-violence » (LeMonde.fr, 24/02/06). La circonstance aggravante d’antisémitisme, retenue au cours de l’instruction de l’affaire (LeParisien.fr, 21/02/06), ou encore le rappel d’une note établie en octobre 2005 par les RG de la préfecture de police de Paris (RGPPP), établissant un lien entre les « jeunes d’origine africaine ancrés dans la délinquance » et « l’extrême violence de leurs actes » (Le Monde.fr, 24/02/06), renforcent les catégories racialisées d’appréhension du phénomène.
Moins de trois mois après la fin des évènements de 2005, les bandes sont donc devenues un problème social à part entière, face auquel le pouvoir va agir. Cette action consistera dans un premier temps à étendre le champ d’application de catégories juridiques jugées trop restreintes de deux manières : en couvrant des pratiques moins organisées et en réprimant par anticipation la préparation d’une infraction. L’une des premières manifestations d’une répression pénale accrue ciblant les bandes surgit à l’automne 2006 au moment de la discussion du texte de loi relatif à la prévention de la délinquance. Alors qu’un mois plus tôt, le Sénat vient d’adopter la proposition de loi, la presse relate l’incendie d’un bus à Marseille le 28 octobre 2006 causé par « des enfants devenus criminels » (LeFigaro.fr, 03/11/06) et lors duquel une étudiante est grièvement brûlée. Le gouvernement décide alors, le 14 novembre, de déposer à l’Assemblée nationale un amendement qui propose l’introduction du délit d’embuscade [7] et de la circonstance aggravante de guet-apens qui vient compléter celle de bande organisée dans le code pénal pour alourdir les peines en cas de violences volontaires avec arme sur agent de la force publique, sapeur-pompier ou agent de transport public. La mobilisation du contexte émotionnel lié au fait divers est mise au service de l’argumentation : « Ayez au moins un peu de respect pour cette jeune fille brûlée à plus de 62 % [8]! ». Les faits invoqués sont reliés à d’autres les précédant pour leur dénier un caractère exceptionnel (« Au cours des derniers mois, une bande de jeunes a séquestré, torturé, puis tué un jeune homme pour de l’argent ») et leur enchaînement fonde une analyse catastrophiste de l’évolution de la société (« Tous ces évènements récents, sans liens entre eux, n’ont hélas rien de faits divers : ils traduisent une marche graduelle vers la sauvagerie [9] »). 9La campagne pour les élections présidentielles de 2007 sera l’occasion pour le candidat Nicolas Sarkozy d’assumer un rapport de forces avec les jeunes qui participent aux « scènes d’émeutes » de la gare du Nord, à Paris, largement décrites dans les journaux (TF1.fr, 27/03/07, notamment). Dès la fin du mois d’août, les quotidiens font le récit d’« affrontements » de bandes qui se battent avec « hachoirs et machettes » (Libération.fr, 30/08/07). Une semaine plus tard, la même gare devient le théâtre d’une « nouvelle bagarre violente » entre « bandes rivales » (Europe1.fr, 03/09/07). Le Premier ministre, François Fillon, se rend sur les lieux pour annoncer « des moyens supplémentaires » au service d’une « extrême sévérité », synonyme de « poursuites judiciaires plus systématiques ». Deux jours plus tard, sont publiés les résultats d’un rapport de la DCRG sur les bandes, produit pourtant au mois de juillet, soit deux mois plus tôt et sans aucun lien avec les récents évènements (LeMonde.fr, 05/09/07). Le récit d’une évolution « alarmante » du problème des bandes s’accompagne de l’annonce d’une réunion programmée dès le lendemain, le 6 septembre, par la ministre de l’Intérieur Michelle Alliot-Marie avec les préfets de Paris et des départements limitrophes pour apporter des réponses. L’accent est alors mis sur l’analyse des évolutions du phénomène et sur l’usage des nouvelles technologies de surveillance et de contrôle. Pour qualifier le volet policier de la réponse pénale, le registre employé emprunte à celui de l’« anticipation » permise par la production et le partage d’informations sur les individus entre les différentes administrations des ministères de l’Intérieur et de la Justice. La communication autour du pendant judiciaire de la réponse apportée sera assurée par le procureur général de Paris qui promet de son côté « des qualifications plus sévères » et l’usage du dispositif des « peines planchers » voté au cours de l’été qui concerne les cas de récidive [10]: jusqu’ici les possibilités juridiques de répression à disposition sont considérées par le pouvoir comme suffisantes, à condition que leur usage soit optimisé. Le Monde relaie ces annonces ministérielles, dès le lendemain, accompagnées d’une nouvelle étude des RGPPP qui fait état d’une hausse des « affrontements entre bandes rivales » par rapport à l’année précédente (LeMonde.fr, 07/09/07), les analyses des RG fournissant le savoir qui fonde la légitimité d’un interventionnisme répressif. Au cours de l’année 2008 et jusqu’en mars 2009, date à laquelle l’offensive législative contre les bandes est officialisée avec l’annonce d’une loi spécifiquement dédiée à cette question, les bandes ne cesseront d’être érigées en problème social, ce qui justifiera pour le gouvernement de ne plus se satisfaire des modalités de répression déjà existantes. Au début de l’été 2008, des « heurts » ont lieu à Paris sur le Champ-de-Mars entre « lycéens » et jeunes des « départements de la périphérie de Paris » (LeFigaro.fr, 21/06/08), ainsi que l’agression d’un « adolescent juif » (LeFigaro.fr, 24/06/08). Concernant ce dernier fait divers, l’article reprend la grille de lecture policière des évènements et, s’appuyant sur les RG, le replace dans un contexte de « tensions et [de] vifs incidents à caractère communautaire depuis 2006 ». Au même moment, on apprend par les représentants de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) que « 2007 aura marqué la première année où les bandes de banlieues sont descendues en masse à Paris pour s’y livrer à des règlements de compte et des pillages » (LeFigaro.fr, 30/06/08), alors qu’un représentant du syndicat de police Alliance demande plus de moyens pour « mesurer correctement l’ampleur du phénomène ». La garde des Sceaux, Rachida Dati, annonce alors sa volonté de créer un fichier spécifiquement dédié aux « bandes organisées » (LeMonde.fr, 29/06/08 par exemple)… qui restera finalement à l’état de projet. À la fin de l’année, en réaction aux « bagarres entre bandes rivales » (LeFigaro.fr, 16/11/08), Jean-Claude Marin, procureur de la République de Paris, livre son analyse d’un durcissement du phénomène et fait part de sanctions prononcées qu’il présente comme exemplaires : « Récemment, deux ans ferme ont été prononcés à l’encontre de membres qui se sont affrontés à la gare du Nord. » (20 minutes, 27/11/08.) En février 2009, une « étude qualitative », effectuée par les services de la préfecture de police et de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) à partir de « données extraites du traitement pénal de cette forme de délinquance à Paris entre 2006 et 2008 » (L’Express.fr, 12/02/09), pointe entre autres « l’usage fréquent d’armes en tous genres » ou encore « des protagonistes de plus en plus jeunes » (LeMonde.fr, 11/02/09). Le mois qui suit, il suffira d’une « rixe entre bandes » (LeFigaro.fr, 11/03/09) dans l’Essonne et d’une « intrusion exceptionnelle » d’une « violence extrême » dans un établissement scolaire de Seine-Saint-Denis (LeFigaro.fr, 10/03/09) pour que Nicolas Sarkozy, alors devenu président de la République, exige un « plan d’action » contre les « bandes violentes » depuis Gagny où se sont déroulés ces faits (LeFigaro.fr, 11/03/09), pour lesquels « parmi les 14 jeunes présentés devant la justice […], un seul a été incarcéré ». L’intention est explicite : en plus de la création de « groupes spécialisés en violences urbaines » dans chaque département, un nouveau délit de « groupement dans le but de commettre des violences volontaires […] permettra de mettre en cause ceux qui participent à ces actes, y compris par leur simple présence » (LeParisien.fr, 19/03/09). La ministre de l’Intérieur communique dans la foulée des annonces présidentielles sur les « 222 bandes recensées » en France qui comptent quelque 2 500 individus (LePoint.fr, 17/03/09) ; la cible est identifiée. La proposition de loi portée par Christian Estrosi est présentée à la presse le 14 avril (LeFigaro.fr, 14/04/09), déposée à l’Assemblée nationale le 5 mai pour une première lecture au courant du mois de juin 2009, et la loi est votée le 2 mars 2010.Les émeutes de 2005 dans un continuum discursif sur les bandes
2006-2008 : entre extension et systématisation de la réponse pénale
De la mise en forme du problème aux catégories d’action des politiques pénales
Dès lors que les bandes ont été le support d’une production de discours particulièrement intense dans les champs médiatiques, politiques et administratifs durant cette période, des « manières de dire et de faire, travaillées au cours d’un processus de socialisation collectif » (Douat, 2007, p. 150) se sont sédimentées à propos de cette question. L’analyse thématique du corpus fournit les traits de la construction sociale du problème des bandes. Dans un deuxième temps, la contribution des partis à la fabrication de la loi dite « anti-bandes » montre que cette grille d’appréhension du phénomène fait consensus au-delà des clivages partisans et que le rappel des émeutes de 2005 vient réactiver la « quasi-unanimité au sein de la classe politique » qui prévalait alors s’agissant de la condamnation des violences (Le Goaziou, 2007, p. 41).
Les traits caractéristiques de la question des bandes
La caractéristique première qui ressort de l’analyse relève du pléonasme : les bandes dont le pouvoir parle, celles qui défraient la chronique et suscitent des réactions politiques, sont synonymes de jeunesse délinquante généralement masculine [11]. Le regroupement de plusieurs individus mineurs ou jeunes majeurs ne devient une « bande » qu’à partir du moment où quelques-uns de ses membres soit entrent dans la chaîne pénale à la suite d’une infraction commise en groupe, soit sont déjà connus de ses agents de manière individuelle. C’est donc en tant que composante du problème de la délinquance que la question sociale des bandes s’est constituée et le registre de réponses politiques emprunte aux logiques répressives de l’ordre intérieur et du pénal. De ce premier point découlent des caractéristiques sociales du phénomène qui épousent celles mises en avant dans les manières de décrire la délinquance, analysées par Laurent Mucchielli comme relevant d’une « pensée unique catastrophiste » (2007, p. 7). La principale d’entre elles concerne l’augmentation incontrôlée du phénomène. Les descriptions qui émanent des articles de presse font état de deux formes de débordement du phénomène : une extension géographique et un accroissement numérique. Pour la première, deux types de faits divers vont jouer le rôle de signal d’alarme : ceux constatés dans la capitale et ceux prenant place dans les villes moyennes. Le non-respect d’une assignation territoriale et des frontières symboliques et matérielles qui entourent les quartiers populaires des grandes villes inquiète les autorités. Quant à la seconde, la mise sur pied d’un organe de production de savoir sur cette question sous l’égide du ministère de l’Intérieur permet de tenir une comptabilité des bandes à partir de 2009, qui attestera de leur nombre croissant et légitimera les mesures prises au nom d’une lutte contre la menace intérieure qu’elles représentent. Par un glissement essentialiste, on s’attache désormais à compter non des infractions commises en bande mais des bandes en tant qu’elles sont nécessairement délinquantes. Ces évolutions quantitatives vont amener dans un premier temps les autorités policière et judiciaire à systématiser les réponses qui existaient déjà : contrôles d’identité accrus, réponse pénale plus ferme et systématique, etc.
Mais de nouvelles modalités de gestion des bandes vont également émerger et trouver leur nécessité dans la démonstration d’un changement d’ordre qualitatif. Les deux registres d’arguments sont souvent mobilisés simultanément, en particulier quand les chiffres produits indiquent une baisse du phénomène. Loin de s’opposer l’une à l’autre, l’affirmation d’une activité délinquante numériquement plus faible et celle de modalités d’action plus violentes ou plus dures montrent que les politiques pénales répressives entreprises sont efficaces puisqu’elles aboutissent à une réduction de la délinquance, mais qu’elles doivent évoluer et se renouveler pour continuer à l’être, face à une menace qui serait malgré tout grandissante. Un des aspects de ce changement se manifeste par l’emploi de plus en plus régulier d’une rhétorique guerrière : on parle de « guérilla urbaine », de « guerre des bandes », on fait état de « victoires » et de « manches » entre bandes « adversaires » (Libération.fr, 30/08/07) ou encore de « volonté hégémonique » des uns ou des autres. L’intensité de la violence est soulignée dans des rapports des RG à partir de 2007, qui pointent la généralisation de l’usage d’« armes de guerre » (LeMonde.fr, 05/09/07). L’emploi de ce registre martial peut être éclairé par l’analyse de Michel Foucault sur la société punitive et le concept de « guerre civile », cet « état permanent à partir duquel peut et doit se comprendre un certain nombre de ces tactiques de lutte dont la pénalité est précisément un exemple privilégié » (2013, p. 15). Ces descriptions servent alors à légitimer l’usage de moyens qui ne sont plus ceux d’une répression ordinaire mais qui relèvent d’une véritable guerre de l’intérieur. Elles ont également pour effet de disqualifier des mouvements de révolte en déniant leur valeur d’expression politique. Si ce « déni politique » caractérise déjà les réactions politiques au moment des révoltes de 2005 (Le Goaziou, 2007), l’absence d’« élément déclencheur » et de « revendications politiques » aux yeux des analystes des « violences urbaines » (Libération.fr, 03/03/06) semble différencier les faits de bandes d’aujourd’hui de ceux du début des années 1990. Cette lecture renforce l’influence des tenants d’une ligne sécuritaire qui vont jusqu’à associer toute entreprise de formulation ou de compréhension des contextes sociaux des pratiques incriminées à de l’incitation à la commission d’infractions.
La question raciale qui émerge à partir de 2005, alors qu’elle restait un impensé de l’universalisme républicain (Fassin, 2009, p. 5), va progressivement acquérir une certaine audience en partie en raison de l’actualité de la question sociale des bandes et de l’étiologie qui en est proposée. Si les comportements incriminés ne peuvent ni être mis en relation avec un contexte socio-économique qui caractérise les quartiers populaires urbains, ni porter de signification politique, ils vont de plus en plus régulièrement être associés à des appartenances ethniques et à la thématique du « repli communautaire » et de la « montée des communautarismes [12]». Inspirant encore quelques réserves à la suite des révoltes de 2005, l’hypothèse étiologique communautaire suscitera une adhésion beaucoup plus large au cours de l’année 2007. Le rapport de la DCRG publié le 7 juillet 2007 dénonce « le travail de sape mené par certaines associations instituant la religion en référant idéologique » et « le retour sensible du phénomène de bandes ethniques composées en majorité d’individus d’origine subsaharienne » comparées aux « groupes Noirs américains ». Avec la diffusion de ces éléments relayés par la presse (LeMonde.fr, 05/09/07, etc.), la question des bandes prend une « teinte colorée » et à leur cartographie se superpose celle des groupes ethniques en conflit les uns par rapport aux autres : une bande composée de Cap-Verdiens à Athis-Mons, des collégiens d’origine africaine à Grigny… Le vocabulaire pour décrire les faits incriminés change également et fait volontiers référence à des « violences tribales », à une organisation de la bande « paratribale » autour d’un « leader charismatique », avec des individus se battant à coups de « machette », etc. Les catégories raciales d’appréhension du phénomène ne sont ici en rien euphémisées. Le rapport réalisé par un agent de la direction de la PJJ et un commissaire remis au procureur de la République en février 2009 a beau remettre en cause cette hypothèse (AFP.fr, 11/02/09) et ne retenir que le critère géographique comme principe de solidarité des bandes, la nouvelle loi qualifiée d’« antibande » comportera un volet prévoyant une interdiction du territoire français pour tout « étranger coupable » de pénétrer dans un établissement scolaire avec une arme.
Un débat centré sur les modalités de déploiement du dispositif de répression
L’analyse des débats parlementaires autour du texte de loi révèle que ces catégories partagées d’appréhension des bandes rendront possible la (re)formation d’un front transpartisan autour de l’option répressive et que le souvenir de 2005 semble avoir scellé cette unanimité fondée sur le refus de voir se reproduire une telle situation de désordre. La recherche du consensus n’est pas seulement revendiquée par la majorité UMP mais également par les députés du PS qui prennent part à la préparation du texte : « Beaucoup d’entre nous sont confrontés à un phénomène grave, celui des bandes – bandes au demeurant de tailles différentes –, que nous pouvons tous décrire [13] » Ce partage des mêmes schèmes d’appréhension est rendu possible en partie grâce à une matrice de socialisation cognitive commune, organisée par le « cercle de la raison sécuritaire » (Bonelli, 2001, p. 101) via ses organes de diffusion que constituent par exemple l’Institut national des hautes études de la sécurité (INHES) – dont l’appellation a changé depuis 2010 – ou encore l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP). Delphine Batho a été auditrice au sein du premier et y a été formée pour porter la voix du PS sur les questions de sécurité ; la proximité entre Manuel Valls et le président du second, Alain Bauer, a aussi eu pour effet la promotion des thématiques sécuritaires au parti socialiste (Rigouste, 2013) et Jean-Jacques Urvoas, à l’instar de ses deux collègues socialistes, a fait de la sécurité sa spécialité au sein du parti. Mais on peut aussi voir l’investissement de Delphine Batho, Manuel Valls et François Pupponi dans l’élaboration de ces textes comme celui d’élus de la région parisienne qui ont eu à administrer les évènements de 2005 (respectivement en qualité d’employée chargée des questions de sécurité au conseil régional Île-de-France, de maire d’Évry et de maire de Sarcelles).
L’évocation de cet épisode dans les débats parlementaires semble réactiver le consensus républicain qui lui a fait suite en 2005 (Le Goaziou, 2007) autour de la hantise d’une situation ingouvernable et de la nécessaire anticipation d’une éventuelle réitération. Les discussions parlementaires sur le projet de loi relatif à la prévention de la délinquance de 2007 sont ainsi introduites par un rappel du contexte encore proche de la fin d’année 2005 (« Les violences urbaines du mois de novembre 2005 nous ont rappelé que l’effort devait être maintenu, amplifié et diversifié [14]»). Un peu moins de trois années plus tard, en 2010, celles portant sur les dispositions dites « antibandes » mobilisent également ce point de référence. Les évènements de la fin d’année 2005 sont évoqués par les députés socialistes comme un moment lors duquel les moyens de répression des bandes ont été mis à l’épreuve (« L’idée de l’article 1er est d’en interpeller les membres avant qu’elles ne se déplacent. Ce n’est pas nouveau, la police ne s’est pas privée de le faire en 2005 lors des émeutes [15] ») et ont pu montrer leurs limites (« Les mineurs qui avaient fait l’objet d’une arrestation et d’une procédure après les émeutes de 2005 en Seine-Saint-Denis n’étaient pas encore jugés à la fin de l’année 2008 [16] »).
Le débat porte alors sur l’efficacité des modalités d’administration du problème public : « [Les propositions socialistes] n’avaient pourtant qu’un but : améliorer et rendre plus efficace le texte, y compris en durcissant des articles parfois répressifs [17]» Ces cinq années auront vu s’imposer l’idée que la réaction pénale ne devait plus seulement être rapide et systématique mais également anticipatrice. La série de mesures que mettra en place la ministre de l’Intérieur Michelle Alliot-Marie fin 2007 pour faciliter le partage d’informations et la mutualisation des moyens entre différents territoires ainsi qu’entre son ministère et les parquets vise la mobilité et l’imprévisibilité des membres de ces bandes que l’on peine à repérer et à fixer dans l’espace et qui viennent entraver le fonctionnement d’un État punitif cloisonné selon ses différentes fonctions (judiciaire et policière), mais également organisé selon une territorialité spécifique. D’un point de vue juridique, cette volonté de se donner les moyens de prévenir d’éventuels méfaits prendra corps à travers l’introduction d’infractions dites « obstacles ». Dans cette logique de prévention des risques (dont la systématisation de la collecte d’informations sur les bandes est une des conditions nécessaires), un amendement déposé par Philippe Houillon au cours de la discussion sur le texte sur la prévention de la délinquance en 2006-2007 a pour objectif de permettre « de réprimer une personne qui, notamment dans un contexte de violences urbaines ou de manifestations violentes, transporte sans aucune raison un bidon d’essence [18]». Quant à l’infraction créée par la loi du 2 mars 2010, elle rend désormais possibles les poursuites judiciaires pour « participation à une bande ayant l’intention de commettre des violences » et vient consacrer le principe d’une politique pénale préventive, ce qui ne constitue pas un point d’achoppement entre l’UMP et le PS, ce dernier se contentant de remettre en cause l’utilité d’un nouveau texte de loi pour y arriver.
C’est au sujet de l’efficacité pratique des dispositions introduites dans le code pénal qu’apparaîtront les clivages partisans. Les défenseurs du texte prendront appui sur la production administrative et scientifique hétéroclite de savoirs sur la question pour prendre acte de « la grande hétérogénéité des phénomènes de bandes [19] » et exiger une modification des catégories juridiques traditionnelles de « bande organisée » ou d’« association de malfaiteurs » au nom d’une adaptation du droit conçu comme une arme contre la violence des bandes. Quant à ses pourfendeurs, ils argueront d’un risque pour le texte de manquer sa cible et feront valoir également que la question ne réside pas tant dans les conditions juridiques de possibilité d’une répression, qui sont déjà présentes (« Les députés requérants soutiennent qu’il n’y a pas de vide juridique qui empêcherait les pouvoirs publics d’agir contre les bandes violentes [20]»), mais dans les moyens mis en œuvre, appelant de leurs vœux un renfort des effectifs des agents de la chaîne pénale. Seule l’intervention du député communiste Michel Vaxès en commission des lois se démarquera par l’évocation de la surpénalisation des comportements de la jeunesse.
Conclusion : la loi au service d’une répression à géométrie variable
Ce processus de criminalisation primaire montre de quelle manière la production des normes en matière pénale relève d’une action répressive ciblée. C’est ainsi qu’au cours de ces cinq années, le code pénal s’est enrichi de dispositions qui ont visé spécialement les individus repérés par les services du ministère de l’Intérieur comme appartenant à une bande. Cette extension du champ d’application des catégories juridiques de la bande a d’ailleurs connu des limites : quand il s’est agi au moment des discussions sur le texte de 2010 d’inclure l’« escroquerie organisée » dans le champ d’application des dispositions exceptionnelles relatives à la délinquance organisée (perquisitions de nuit et gardes-à-vue de quatre jours autorisées), le rapporteur a jugé ce traitement pénal disproportionné pour une infraction de « nature essentiellement financière ». L’analyse de l’usage qui est fait de ces nouvelles dispositions depuis 2010 permettrait sans doute de mieux comprendre le caractère localisé et particulier de la politique de répression menée contre les bandes. À peine votée, la loi dite « antibandes » a produit les effets attendus : « 218 individus ont fait l’objet d’une garde à vue pour participation à un groupe violent en mars et en avril 2010 [21] ». Les autorités font état d’un usage géographiquement limité des dispositions introduites dans le code pénal : « Les secteurs Saint-Blaise-Orteaux à Paris (20e) et Commerce-Amiral-Roussin à Paris (15e), considérés comme sensibles, ont été retenus comme “objectifs” prioritaires [22] » Trois ans plus tard, l’annexe no 43 du rapport sur le projet de loi de finances pour 2014 fait part, au titre du bilan du plan d’action contre les bandes de mars 2010, de l’interpellation de 932 personnes en 2012 (992 en 2011) dont 352 mineurs (555 en 2011) par les 35 « groupes spécialisés d’investigations sur les bandes » créés à cette fin, spécifiquement en région parisienne [23]. Les participants à des débordements lors de manifestations sportives et les occupants de halls d’immeuble, même s’ils ne manifestent aucune « attitude agressive [24] », constituent également les cibles collatérales de cette guerre contre les bandes qui se déclare et se déploie dans ces termes.
NOTES
[2] Définie selon Patrick Hebberecht comme concernant « tous les processus et les actes sociaux qui contribuent à la pénalisation par le législateur de certains comportements et/ou actes triés à partir de la gamme totale des comportements humains ».
[3] L’usage de ces nouvelles dispositions devra faire l’objet d’une analyse à part entière portant sur la période la plus récente.
[4] L’emploi du terme « bande » se fera sans les guillemets dans le texte et se réfère uniquement à l’usage qui en est fait dans les sphères médiatiques, politiques et administratives ; le terme « pouvoir » renvoie en miroir à ceux qui ont le pouvoir de produire des discours sur les bandes dans chacune de ces sphères.
[5] « Annexe 1 : définition des violences urbaines », Repères, no 21, janvier 2013.
[6] Les principaux enseignements du rapport annuel 2006, INHES/OND, 2006.
[7] Caractérisé par le fait « d’attendre un certain temps et dans un lieu déterminé un fonctionnaire, dans le but […] de commettre à son encontre […] des violences avec usage ou menace d’une arme ».
[8] Nicolas Sarkozy, au cours de la première lecture du texte à l’Assemblée nationale, 21 novembre 2006.
[9] Ibid.
[10] Loi no 2007-1198 du 10 août 2007.
[11] Bien que l’on assiste dans le même temps à l’affirmation et à la médiatisation croissante du phénomène des bandes de filles présenté comme nouveau.
[12] Réponse du ministère de l’Intérieur publiée dans le Journal officiel du Sénat du 23 novembre 2006.
[13] Manuel Valls, commission des lois, 10 juin 2009.
[14] Rapport présenté par Philippe Houillon à l’Assemblée nationale, 15 novembre 2006.
[15] François Pupponi, commission des lois, 10 juin 2009.
[16] Dominique Raimbourg, ibid.
[17] François Pupponi, ibid.
[18] Première lecture du texte à l’Assemblée nationale, 30 novembre 2006.
[19] Rapport fait au nom de la commission des lois, rendu par Christian Estrosi, 10 juin 2009.
[20] Saisine du Conseil constitutionnel en date du 18 février 2010.
[21] Réponse à la question no 75339, publiée au Journal officiel, le 13 juillet 2010.
[22] Ibid.
[23] Rapport no 1428, enregistré le 10 octobre 2013.
[24] Circulaire d’application du 16 mars 2010 relative à la loi du 2 mars 2010.