Publié initialement sur : https://www.humanite.fr/la-volonte-de-marquer-les-chairs-de-la-jeunesse-606367
Par Mehdi Fikri, avec Alexandre Fache, Loan Nguyen et Marion d’Allard.
Flash-Ball, tonfas, grenades en tous genres… Les manifestants sont confrontés à l’arsenal policier et le nombre de blessés augmente à une vitesse astronomique. À Paris et en province, les militants témoignent d’une volonté de stopper le mouvement social à tout prix.
Des quartiers en état de siège, des manifs survolées par des drones ou des hélicos. Et des blessés, d’innombrables blessés. Un nouveau chapitre s’est ouvert dans l’histoire déjà bien chargée des exactions de la police française. « C’est complètement dingue, estime Pierre, militant nantais. Lors du CPE, Dominique de Villepin s’inquiétait, du moins publiquement, qu’un jeune ne se fasse tuer. Les socialistes font mieux : ils s’en foutent complètement. » Pierre avait 16 ans lors du CPE et un tir de Flash-Ball l’a privé de l’usage de son œil droit. Alors que la chasse semble ouverte et la bride lâchée sur le cou des agents, Pierre redoute un nouveau Rémi Fraisse : « C’est parti très fort dès le début. Et si ça continue comme ça, la police va finir par tuer un manifestant. » Pierre Douillard est auteur du livre l’Arme à l’œil, violence d’état et militarisation de la police. Derrière les techniques « d’encagement » des cortèges et les policiers qui ne retiennent pas leurs coups, il voit « la volonté politique de marquer les chairs de la jeunesse, le corps des gens, pour casser le mouvement à tout prix. La répression et l’antiterrorisme, ce gouvernement n’a plus que cela pour tenir debout, de toute façon ».
Difficile de tenir le compte des lycéens qui se font ouvrir le crâne, des artères sectionnées par des tirs de Flash-Ball, des yeux éclatés et des commotions diverses. « Effectivement, c’est un vrai miracle que personne ne soit encore mort », estime Gaspard Glantz, en insistant sur le terme « miracle ». Gaspard est le fondateur du site Taranis News, spécialisé dans la vidéo coup de poing filmée en tête de manif. Depuis 2009, il a observé les affrontements lors du contre-sommet de l’Otan, ceux de Sivens ou encore de Notre-Dame-des-Landes. « On a franchi un cap par rapport à cette époque. Le niveau de violence policière que j’observais une ou deux fois par an, aujourd’hui, je le vois deux fois par semaine. Et en plein Paris », raconte Gaspard Glantz. Il évoque les tirs tendus de lance-grenades fumigènes Cougar, les grenades de désencerclement tirées en l’air alors qu’elles sont censées être utilisées au niveau du sol. « C’est devenu le grand n’importe quoi, poursuit Gaspard. J’espère qu’il est clair pour tout le monde que la jeunesse de ce pays exprime autre chose que son rejet de la loi travail. Il est temps que le gouvernement entende cela et lâche du lest. »
« Il y avait tellement de lacrymo que même les CRS se sont mis à vomir ! »
À Paris, la manif du 1er Mai a tourné à la bataille rangée. Juliette, étudiante en anglais, hallucine encore : « Il y avait tellement de lacrymo et de bombes au poivre que même les CRS se sont mis à vomir ! » Dans le trajet entre Bastille et Nation, cinq rangées de policiers ont coupé le défilé en deux, pour séparer le bloc de tête et le reste cortège. Une fois les gens à peu près immobilisés, ils ont essuyé tirs de lacrymo et coups de matraque. « J’ai vu un homme d’une quarantaine d’années s’évanouir au pied des CRS, la police charger les gens assis dans l’herbe à Nation et tirer des grenades lacrymo jusque dans les bouches de métro. » Plus tard, à Nuit Debout, Juliette voit « des personnes se faire frapper au sol, dans une atmosphère de guerre civile ».
Un photographe présent à la manif du 28 avril raconte comment la BAC et les CRS les ont pris pour cible, à coups de grenades lacrymo et de « Alors, on fait moins les malins ! » Selon lui, l’objectif était de les empêcher de travailler : « Une fois neutralisés, nous ne pouvions plus prendre de photos des violences. » Ce n’est pas beaucoup mieux en province. Alors que l’usage du Flash-Ball reste – relativement – limité à Paris, c’est un véritable festival, à Rennes, Bordeaux, Lyon ou encore Nantes. Après avoir été lui-même blessé, le militant nantais Pierre Douillard s’est penché sur l’usage du Flash-Ball. L’engin arracheur d’œil a été mis entre les mains des policiers par Nicolas Sarkozy en 2002 mais ce sont les socialistes qui ont fait monter en gamme les agents, en généralisant l’usage du LBD 40. Cette version « fusil » du Flash-Ball, plus puissante et plus précise, fournit actuellement aux hôpitaux le gros des blessés graves. « Cette arme a réhabitué les policiers à tirer sur la foule et cela n’a rien d’anodin, pointe Pierre. C’est une rupture avec l’ancienne doctrine du maintien de l’ordre qui consistait à faire barrage et à repousser les manifestants. Aujourd’hui, les policiers nous rentrent dedans et font une utilisation industrielle de leur matériel contre toutes les composantes du mouvement social. »
Vincent, un tranquille expert-comptable de 66 ans, en a fait les frais alors qu’il défilait à Lyon le 28 avril. Il se croyait pourtant en sécurité, à une trentaine de mètres de la zone de confrontation. « J’ai été touché par un tir de Flash-Ball et une grenade de désencerclement. Une amie a également été touchée et j’ai été demander de l’aide aux policiers. » Ce qui lui a valu un coup de matraque d’un policier énervé, calmé de justesse par ses collègues qui l’ont empêché de frapper le sexagénaire.
Les techniques mises au point lors des guerres coloniales
Mathieu Rigouste, militant à Toulouse, n’est pas étonné par cette montée en puissance de la répression. Auteur de la Domination policière, une violence industrielle, véritable archéologie des pratiques répressives françaises, Mathieu pointe une nouvelle fois la très ancienne expertise de la police française, en matière de répressions de mouvements populaires. Les matraquages meurtriers et les techniques d’intimidation n’ont rien de nouveaux : les jeunes de banlieue en font les frais tout les jours. « Ces techniques, mises au point lors des guerres coloniales et utilisées en permanence dans les quartiers populaires ou les prisons, sont aujourd’hui déployées contre le mouvement social, pour protéger un pouvoir à la dérive. »Dans les rues de Paris, des policiers de commissariat, sans contrôle direct de leur hiérarchie, sont équipés de tenues anti-émeute et lâchés dans la foule où ils frappent à tout-va. Et pour le chercheur en sciences sociales, leur violence est tout à fait délibérée. « La férocité des unités répressives est en fait très maîtrisée, poursuit Mathieu Rigouste. Cette manière de faire a été observée lors des printemps arabes. Frapper la foule au hasard, et non plus seulement les meneurs, c’est transmettre un message clair : les anonymes seront touchés pour ce qu’ils sont, juste parce qu’ils sont là, parce qu’ils veulent protester. Ils veulent nous instiller la peur d’aller en manifestation. » Il remarque : « On observe ces effusions de violence dans tous les pays où le capitalisme traverse une crise et où l’État craint de perdre la main et s’attache à réagencer son système de contrôle. » De l’état d’urgence antiterroriste à des étudiants laissés en sang sur le trottoir, la même logique est à l’œuvre.
Face à la répression, les manifestants apprennent, parfois dans la douleur, à réagir. « La foule en tête de cortège augmente de manif en manif et cela aussi c’est nouveau, témoigne Gaspard Glantz. J’y vois des personnes de la quarantaine, des classes moyennes, avec des casques, des lunettes de plongées ou des masques à gaz. Les manifestants commencent à prendre le réflexe de se protéger les uns et les autres. Et lors du 1er Mai, lorsque la police a voulu « nasser » la foule, les manifestants ne se sont pas laissé faire et ont refusé d’être séparés du cortège de tête. » Il y a aussi les « street medics », des médecins volontaires, qui ont fait leurs armes lors de la COP21 et qui, ces dernières semaines, ramassent des blessés à la pelle. « Ils s’occupaient de sept personnes pour des brûlures, des arcades sourcilières explosées », racontait un manifestant le 28 avril.
Quand le préfet de mai 68 calmait ses troupes… En Mai 68, le préfet de police de Paris, Maurice Grimaud, a tout fait pour calmer les ardeurs de ses troupes. Le 29 mai, il s’adresse aux forces de police : « Frapper un manifestant tombé à terre, c’est se frapper soi-même en apparaissant sous un jour qui atteint toute la fonction policière. »
Le gouvernement interpellé «M. le ministre, allez-vous enfin renoncer à l’intimidation et à la stratégie de la tension pour faire respecter le droit constitutionnel de manifester?» Pierre Laurent, sénateur (PCF), lors des questions au gouvernement hier.