Dans son édition du 11 février, le prestigieux journal Le Monde consacre une page entière à un reportage dans une usine d’armement de la société FN Browning à Herstal, près de Liège en Belgique. Le titre de l’article publié dans le quotidien ne laisse aucune place au doute : « Un LBD assisté par intelligence artificielle séduit les forces de l’ordre » (titre modifié dans la version en ligne publiée le 6 février). Cette arme « à létalité réduite », le « FN Smart Protector 303T », est un fusil lanceur de balles de 18 mm, dérivé d’un précédent modèle en circulation depuis plus de 20 ans (FN-303), mais doté d’un prétendu système de « visée intelligente » afin d’« interdire » (sic) des tirs en pleine tête.

Article du Monde du 11/02/25
Article du Monde du 11/02/25
(capture écran lemonde.fr)

La lecture de cet article (réservé aux abonné-esun autre publié ici en reprend l’essentiel) nous a laissé un arrière goût de propagande. Les éléments de langage marketing de la firme belge ont été avalés par le journaliste comme un bonbon à l’aspartame. Nous y avons noté de nombreuses insuffisances, voire même de grossières erreurs factuelles, le tout teinté d’un cruel manque de recul face aux arguments du marchand d’armes pour mettre en avant son petit joujou.

Cet article a bénéficié d’une mise en avant très opportuniste car il a été publié au moment où se tenait, début février à Paris, la grande messe sur l’intelligence artificielle organisée par la présidence Macron. Il est d’ailleurs fort à parier que ce « reportage » avait déjà été réalisé voilà bien longtemps et qu’il attendait dans les frigos du journal avant sa parution. La firme FN Herstal (FN pour « Fabrique nationale »), rebaptisée FN Browning pour ses liens avec le célèbre armurier étasunien, avait présenté son « arme intelligente » au salon Milipol de Villepinte en novembre 2023, salon couvert par le même journaliste. C’est le directeur de la communication de FN Browning, Henry de Harenne, qui l’a accueilli les bras ouverts. Sans que l’envoyé spécial ne pose aucune question gênante qui aurait pu mettre en doute la fiabilité des arguments avancés. Sans jamais qu’il ne questionne non plus l’arnaque des « armes non létales », qui ne font que légitimer l’acte effroyable de tirer à l’arme à feu dans une foule.

D’abord, le fait de parler d’un « LBD assisté par intelligence artificielle » est un raccourci grossier. Le lanceur de balles de défense connu en France est d’un tout autre calibre, à savoir 40 mm, alors que le fusil à billes « non létales » de FN Browning envoie des bastos de 18 mm. Le diamètre du projectile est pourtant déterminant s’il s’agit de prouver que l’arme ne risque pas de crever des yeux. Un calibre de 18 mm est potentiellement beaucoup plus « pénétrant » pour la zone oculaire, alors même que le LBD 40 n’a, comme chacun sait, jamais limité le risque d’éborgnement et en a même causé des dizaines en 15 ans d’utilisation en France. Les risques mortels des balles « non létales » de petit calibre (de 17 à  20 mm), comme les « plastic bullets » inaugurées en Irlande du Nord dans les années 1970, ont pourtant été démontrées par de nombreuses études scientifiques impartiales.

 

 

Parmi les sources du journal Le Monde, pas l’ombre d’une expertise indépendante. Le seul contre-point est fourni par une politiste et autrice d’un livre sur la « technopolice », qui fait une remarque pertinente mais d’ordre général sur la militarisation de la police. Insignifiant pour apporter une réelle contradiction.

Le dircom de la firme belge s’y connaît en story-telling en livrant au journal cette anecdote pleine de fausse empathie : « C’est devant son poste de télévision, qui diffusait en boucle les images des blessures infligées par le lanceur de balles de défense (LBD) pendant les manifestations de « gilets jaunes », en 2018 et 2019, qu’un ingénieur de la firme a eu l’idée : pourquoi ne pas utiliser l’IA pour réduire ce risque ? », écrit Le Monde la larme à l’œil.

Le vénérable « envoyé spécial » reprend alors sans nuance les éléments de langage du fabricant :

Mais son innovation majeure consiste dans une caméra intelligente embarquée, associée à un algorithme qui détecte des features (« caractéristiques »), yeux, bouche, oreilles, après avoir ingurgité des centaines de milliers d’images de visages. Si une tête est visée — avec un temps de réaction de 100 millisecondes, pour prévenir toute erreur en cas de mouvement de la cible –, un signal sonore et lumineux avise le tireur et un moteur interrompt la chaîne de déclenchement, le tir est impossible.

Arrêtons-nous sur ce « temps de réaction » de 100 millisecondes (ms). 100 ms, c’est un dixième de seconde. Lorsqu’une arme a feu est pointée sur une foule en mouvement, face à des corps en proie à la panique, 1/10e de seconde n’est pas du tout un laps de temps insignifiant. C’est même énorme. C’est à dire que l’algorithme, si intelligent soit-il, peut très bien valider un tir qui touchera une personne dans la tête quelques fragments de seconde plus tard. Surtout que quand on panique, quand on cherche à se protéger, le premier réflexe est de baisser la tête – il faut bien moins d’un dixième de seconde pour abaisser sa tête de quelques centimètres. A aucun moment le journaliste n’aborde la question.

Autre argument fallacieux, et au passage mensonger avancé par Le Monde : la vitesse de propulsion du projectile. Le journaliste prétend qu’elle est de « 88 mètres par seconde, trois fois moins environ que le LBD ». Archifaux : la documentation du fabricant suisse Brügger & Thomet cite couramment une vélocité de 90 m/s (324 km/h), soit une équivalence quasi parfaite avec le FN-303T.

La vélocité de la balle joue également un rôle dans le « temps de réaction » entre le tir et l’impact. A 88 m/s, il faut donc 1/4 de seconde (0,25 s, soit 250 ms) pour atteindre une cible située à 22 mètres, soit la distance moyenne d’un tir de LBD. Le fameux « temps de réaction » doit donc être réévalué pour atteindre 350 ms. Cela augmente d’autant plus les risques d’atteindre une partie du visage après que le petit algo embarqué dans le fusil ait donné son feu vert. Le journal Le Monde n’a pas souligné cet autre élément fondamental.

Quel type de balle ?

A présent, parlons du projectile. Le gadget algorithmique ne concerne que la visée, il est donc important de s’attacher à savoir comment se comporte la balle face à un corps humain. Là encore, les détails techniques qui ont transpiré dans l’article sur projectile sont d’une vacuité abyssale.

FN Browning a fourni un expert sur mesure pour en parler. Pourquoi se compliquer la vie, comme le fabricant du taser l’a si bien compris, cet expert est inféodé à l’industriel :

Yves Charneux, ancien militaire et démonstrateur des produits FN, fait l’article : chaque munition, d’un diamètre de 18 millimètres, est chargée de poudre de bismuth mêlée à du liquide antigel, pour permettre une utilisation par temps froid (…). Aucun risque de « pénétration », assure le démonstrateur, la munition se fragmente à l’impact.

Notez la « poudre de bismuth » qui apporte un argument complètement inutile pour juger du danger d’une munition. Ensuite, rien de mieux qu’un argument performatif pour clouer le bec aux sceptiques : le projectile se « fragmente » à l’impact, il n’y a donc « aucun risque de pénétration » ! Et encore ? Quel type de fragmentation ? Quels matériaux sont concernés ? Nous n’en saurons rien. Pourtant, la question des débris et des éclats que certaines munitions peuvent générer est fondamental pour juger de la dangerosité des armes. Imaginons une milliseconde que le petit algo ait fait son travail au moment du tir et que la balle touche le buste d’une personne lorsqu’elle se recroqueville en inclinant sa tête vers le bas, réflexe classique au sein d’une foule qui se fait canarder. Où vont aller se ficher les « fragments » ? Le petit algo a-t-il appris à les « ingurgiter » avec ses mâchoires en bismuth ?

Faute de réponses sérieuses, il faut aller chercher dans la documentation du fabricant, qui donne la référence des munitions « moins létales » du fusil première version, le FN-303 (voir dans la galerie de photos). Aucun détail n’est donné sur les composants sur le site internet de FN Browning, tout juste sait-on que 5 variantes existent (balles à simple impact ou contenant des produits colorants ou irritants). On ne peut qu’apercevoir sur les images une demi-sphère translucide (sans doute un alliage polymère) qui contient des billes de 1 ou 2 mm de diamètre. Billes de métal, de polymère rigide ou semi-rigide? Nous avons demandé au fabricant, par mail, d’avoir accès à la documentation technique du FN-303T. Pas de réponse. L’article du Monde ne se pose même pas la question de la composition du projectile.

L’expert cité par le Monde, présenté comme ayant « travaillé avec l’Académie royale militaire [belge] sur la « balistique lésionnelle » », se permet cette conclusion définitive : « [L’]engin produit un effet douloureux et dissuasif mais pas traumatisant ».

Pas… traumatisant ?! Affligeant de reproduire de tels arguments sans demander à l’industriel comment il en est arrivé à de telles conclusions. Quelles études ont été menées, sur quelle partie du corps et selon quel protocole, pour que le risque traumatisant soit totalement évacué? Questions d’autant plus importantes que d’autres parties du corps, en dehors du visage, seront donc « validés » par le système algorithmique; des parties du corps très vulnérables : jugulaires, carotides et cervicales au niveau du cou, et pour le reste du corps « validé » par l’arme : parties intimes, os ou articulations…

A un seul moment le journaliste semble avoir fait un peu d’investigation en s’intéressant aux « exemples documentés de dégâts causés par le lanceur FN-303, qui sert de base à son évolution « intelligente ». [Ils] sont, il est vrai, rares et anciens. Mais ils existent. » Et de citer une blessure grave à la tempe en Belgique en 2003, et un mort après un tir dans l’œil aux États-Unis en 2004. Mais ces faits sont relatés pour aussitôt les mettre en perspective par rapport au nouveau produit : « Un danger désormais pratiquement écarté à 100 %, promet la FN Browning Group. » Aucune allusion non plus aux études médico-légales sur les ravages provoquées par des projectiles de petit calibre comme nous l’avons écrit ici.

Les syndicats de police emballés

L’article oriente alors la promo dans la rubrique « testée par les pros ». La firme lui fourni sur un plateau le témoignage de deux syndicalistes policiers français, convoqués pour dire tout le bien qu’ils pensent de cette « innovation » :

Courant 2024, deux délégations des principales organisations professionnelles ont fait le voyage à Herstal pour tester un matériel « bluffant », selon Loïc Travers. Le délégué général d’Alliance s’est rendu en Belgique accompagné d’un moniteur de tir et d’un formateur de moniteurs et, après avoir « challengé le fabricant sur les questions juridiques », le trio a pu passer à la phase pratique en appliquant des tirs sur un mannequin. En dépit de réserves mineures, sur la portée de tir effective notamment, « les retours sont très positifs, pas pour remplacer le LBD, qui conserve son utilité, mais en complément, à l’occasion d’épisodes de violences urbaines, par exemple ». « Fervent défenseur des moyens de force intermédiaire », Grégory Joron, patron du syndicat Unité, s’est lui aussi déplacé à Herstal et soutient que « plus on disposera de ces outils, plus la doctrine pourra évoluer » vers un usage maîtrisé de la force.

On apprend ensuite que « les deux syndicats rivaux pourraient s’entendre afin de plaider la cause du « LBD intelligent » auprès de la direction générale de la police nationale, qui fait savoir que « cette arme est toujours en cours d’étude, sans retour définitif à ce jour » ». La gendarmerie a également déjà testé le matériel dans son centre de Saint-Astier (Gironde), mais « son engouement [est] plus mesuré » car les tests ont montré « quelques couacs, comme la confusion entre un visage et des formes circulaires ou la représentation d’un portrait sur un tee-shirt ».

Ces deux policiers ne sont pourtant pas des experts en balistique, encore moins en traumatologie. Ils apparaissent pourtant comme des sources fiables par Le Monde grâce à leurs mandats de représentants syndicaux. C’est une autre tromperie, car l’intérêt des syndicats de policiers à donner leur avis sur des armes qu’ils seront (peut-être) un jour amenés à utiliser, relève d’une stratégie d’immunité juridique. La technicité vendue par FN Browning permettrait de déresponsabiliser le policier en cas de tir à la tête où il serait mis en cause par l’IGPN: l’erreur, et non plus l’agression, proviendrait de la technologie. De la même manière que les expertises sur des tirs de LBD ayant éborgné une personne ont souvent noté un « dérèglement de la visée », voire une marge d’erreur « acceptable ». Cela permet au policier de tirer dans le tas la conscience tranquille avec une arme attestée comme étant imprécise, et donc de ne jamais l’incriminer si son tir atteint une personne à la tête.

Au fait, quelle force de police utilise le smart gun aujourd’hui ? Pas grand monde. Tout juste le fabricant concède, récite Le Monde, avoir « conclu un premier contrat avec les services de police d’une ville américaine et poursuit ses tentatives de pénétration du marché de la sécurité intérieure en Europe, où le Smart Protector 303-T est en phase de test dans plusieurs pays, dont les Pays-Bas et l’Allemagne ». Seul le « peloton anti-banditisme, l’unité d’intervention de la police liégeoise », en a fait l’acquisition, mais nul doute que le joujou ne leur a rien coûté : cette police locale dépend de la région de Wallonie, une administration qui est, tiens donc, l’actionnaire à 100% du fabricant FN Browning.

Récapitulons. Un vendeur d’armes cherche à se faire mousser en surfant sur la vague IA, fait le buzz au salon Milipol mais, dix-huit mois plus tard, pas l‘ombre d’une commande ferme. Il est facile de comprendre que le marchand de canons ait cherché à s’attirer les faveurs d’un petit télégraphiste pour redorer sa promo. Mission accomplie.