La société étasunienne Axon commercialise toute une série d’équipements de sécurité et de contrôle, dont le plus célèbre est son pistolet à impulsion électrique (PIE) de marque Taser. Cet engin est le prototype parfait de l’arme dite à « létalité réduite » (ou de « force intermédiaire »), alors que que des centaines de personnes ont perdu la vie après avoir reçu des décharges. Notons qu’en France, En une dizaine d’années, l’usage des PIE a été multiplié par sept dans la police nationale, selon le rapport 2020 de l’IGPN.

L’objet de ce texte n’est pas d’en faire le bilan ni de fournir une nouvelle expertise sur sa létalité mais de questionner la fiabilité des études techniques et médicales sur le fonctionnement et les risques du taser.

La réputation de cette arme « électrocutante », censée paralyser la victime sans menacer sa vie, n’est plus à faire. Une réputation assez sulfureuse pour que la compagnie américaine qui l’a popularisée, basée dans l’Arizona, ait préféré changer de nom en 2017 pour se rebaptiser Axon Entreprise Inc. Axon étant sa gamme de caméras portatives destinées aux forces de sécurité, alors que la marque Taser désigne toujours ses armes ou pistolets électriques.

En cherchant des sources académiques sur des effets physiologiques d’une décharge de pistolet électrocutant sur le corps humain, nous avons trouvé un article publié en 2021 dans une revue scientifique, International Journal of Legal Medicine (Journal international de médecine légale) dont l’éditeur, la maison allemande Springer, bénéficie d’un capital symbolique important 1. L’étude en question n’a que peu d’intérêt, et son titre laisse songeur : « Police shootings after electric weapon seizure : homicide or suicide‐by‐cop ». Que l’on pourrait traduire par « Tirs policiers d’armes à feu après capture d’une arme électrique : homicide ou suicide par policier » 2. L’article consiste en l’analyse des situations où un policier a fait usage de son arme à feu sur une personne ayant tenté de prendre possession de son PIE.

Les auteurs affirment avoir dénombré, entre 2004 et 2020 et dans 5 pays (essentiellement aux USA), 131 situations lors desquelles une personne a tenté de dérober le taser du policier ; 53 s’en sont suivies par l’usage de l’arme à feu du policier, et 48 ont conduit à la mort de la personne. Dans le résumé (« abstract ») proposé en début d’article, il est question des « risques des armes électriques portatives », énumérées simplement comme suit : blessures traumatiques à la tête après chutes au sol, blessures oculaires causées par les sondes du PIE, lésions thermiques dues à l’inflammation de fumées volatiles, confusion du policier (qui dégaine son arme à la placer du taser…) et, donc, tirs d’armes à feu après tentative de s’emparer du taser.

Le décor est dressé : place à la démonstration scientifique. Elle consiste tout simplement à déterminer le « risque » de mourir dans ces conditions, en divisant les morts par le nombre de décharges de taser déclenchées pendant la même période (4,5 millions dans le monde, précise l’article) : 10,6 morts par million. Et puisque nous sommes dans une publication scientifique, les auteurs n’oublient pas de préciser la marge d’erreur de probabilité, corrigeant le chiffre entre 8,0 et 14,1 morts par million.

Peu importe les chiffres et la démonstration, l’essentiel est déjà présent dans l’introduction : signifier que si l’usage d’un taser peut tuer, ce ne peut être que la conséquence d’un acte insensé de la victime — mais en aucun cas de l’arme elle-même, et encore moins du comportement du policier.

Notre propos est de pointer la qualité des quatre experts auteurs de l’étude. Trois sont référencés selon des affiliations académiques :

  • Mark W. Kroll (California Polytechnical Institute),
  • Darrell L. Ross (Valdosta State University, Georgie)
  • Howard E. Williams (School of Criminal Justice Criminology, Texas State University) ;
  • Michael A. Brave, est crédité comme membre de la société LAAW International, basée en Arizona.

Experts, neutres… et actionnaires de la société Axon

Ce n’est qu’en fin d’article, dans l’encart « Conflit d’intérêts », que l’on apprend que deux d’entre eux sont directement rémunérés par la société Axon, les deux autres des experts judiciaires dans le même domaine :

  • Kroll est un actionnaire important, membre de son conseil d’administration (Corporate Board), de son Comité science et santé, tout en étant l’un de ses experts judiciaires (« expert witness ») ;
  • Brave est présenté ouvertement comme un « employé d’Axon », en tant que conseiller juridique, membre de son Comité science et santé, expert judiciaire, et il détient lui aussi des stock-options (d’autres sources ouvertes indiquent qu’il a été longtemps, entre-autres, « instructeur Taser » pour Axon ; la société LAAW International est son cabinet de conseil personnel ;
  • Williams est présenté comme un ancien commissaire de police (« former police chief ») et expert judiciaire dans divers cas d’incidents impliquant l’usage de la force publique (« use-of-force involved incidents »); Ross est présenté comme expert judiciaire dans divers cas d’incidents impliquant l’usage de la force publique.

Cette vraie-fausse transparence, qui présente d’abord la face « neutre » de chacun des spécialistes, tout en faisant mine de dévoiler une partie de leur face cachée, laisse présumer d’innombrables exemples équivalents, dans tous les domaines de l’expertise légale.

Une publication scientifique est réputée éthiquement sérieuse si elle est « revue par ses pairs » (peer-reviewed), mais il est difficile de certifier qu’un article a fait l’objet de cette vérification. D’autres secteurs de la vie économique présentent de tels travers, comme l’a notamment montré le fameux règlement de l’Union européenne REACH, censé encadrer l’homologation de toute substance chimique dans le but de protéger la santé des consommateurs. Une réglementation qui se base sur des études techniques en grande partie (si ce n’est entièrement) produites par les industriels.

En matière d’armes de maintien de l’ordre — domaine appelé « gestion démocratique des foules » par les fabricants —, n’importe qui peut imaginer les multiples biais technico-scientifiques qui peuvent exister lorsqu’il s’agit d’étudier les effets néfastes de leur utilisation. Cet article du International Journal of Legal Medicine, inféodé à son principal fabricant, n’est qu’une infime volute d’un énorme écran de fumée. Des sources ouvertes permettent d’affirmer que Kroll est membre du « board » (conseil d’administration) de Taser International depuis 2008 3, et qu’il a publié au moins deux ouvrages techniques volumineux sur les effets des PIE en 2009 et 2012, toujours chez Springer 4, dans lesquels il est présenté seulement sous son étiquette scientifique (département d’ingénierie biomédicale, Université du Minnesota).

Son co-auteur, Jeffrey D. Ho, se présentait aussi comme éminent médecin universitaire (Département de médecine d’urgence, université du Minnesota). Une enquête récente d’un journal local indique que ce médecin a également été élu shériff adjoint de la police du comté où il réside et que ses liens avec Taser datent de 2005. Ho a ainsi multiplié les publications mettant hors de cause le fabricant lors de morts survenues après des tirs policiers de PIE, suggérant que les victimes étaient atteintes d’une hypothétique maladie cardiaque d’origine psychiatrique (« excited delirium » que l’on peut traduire par « délirium agité »), maladie pourtant non reconnue par les psychiatres 5.

L’Académie des sciences de la santé du Canada, dans une étude de 2012 portant sur « les effets sur la santé des armes à impulsion » (AI), a clairement identifié le problème :

« Bon nombre des études de recherche sur les AI semblent avoir été réalisées dans un contexte où des fabricants d’AI ou des personnes en situation apparente de conflit d’intérêts (p. ex. des experts médicaux rémunérés) ont agi en affiliation avec les chercheurs ou apporté un soutien. Parfois, les sources de financement ne sont pas clairement indiquées. Bien que de telles études puissent reposer sur un fondement scientifique solide, une perception de conflit d’intérêts nuit à leur acceptation généralisée. Des recherches indépendantes, menées par des organismes sans liens financiers ou autres avec des fabricants d’AI ou sans autres conflits d’intérêts perçus, seraient souhaitables (…)

Une bonne partie de la littérature sur les caractéristiques électriques des AI est produite non par des établissements de tests indépendants, mais par les fabricants des dispositifs ou des intervenants associés à l’industrie. (…) Dans son examen de la littérature, le comité d’experts a bien souvent eu de la difficulté à déterminer avec certitude s’il y avait conflit d’intérêts, et ce manque de transparence a rendu délicate l’interprétation des conclusions des études. » 6

D’autres travaux précédents soulèvent ces mêmes difficultés :

« Des chercheurs ont dénoncé ce manque d’études indépendantes en démontrant que celles liées à la compagnie fabricante ont 18 fois plus de chances de conclure que le Taser est inoffensif pour la santé, contrairement à celles qui n’ont pas d’affiliation. Cela est très problématique, d’autant plus que 46 % de la littérature sur le sujet est subventionnée par la compagnie ou qu’un des auteurs y est affilié. Si on peut douter de l’objectivité de près de la moitié de la littérature portant sur l’impact du Taser sur la santé, on peut s’inquiéter des conséquences de cette situation » 7.

Une vaste investigation de l’agence Reuters publiée en 2017, intitulée « Shock Tactics », s’est penchée en profondeur sur le rôle des « experts » que la compagnie Taser/Axon mobilise dès qu’un événement fâcheux survient qui pourrait mettre en cause ses armes de torture électriques. Sans surprise, Mark Kroll fait figure d’influenceur en chef, reprenant notamment les élucubrations du médecin-shériff-consultant Jeffrey Ho concernant le syndrome imaginaire de « délirium agité » 8.

Une autre étude sur la corruption méthodique de la littérature dans ce domaine a été publié en 2021 par des scientifiques néerlandais. En recherchant dans les principales bases de données scientifiques sur la période 2000-2020, les auteurs ont identifié 33 études portant sur les effets sanitaires des armes électrocutantes. Conclusions : 11 peuvent être considérées comme à « faible risque de biais [scientifique] » et les 22 autres, les deux tiers, « à haut risque de biais ». La moitié d’entre elles ont bénéficié d’un financement total ou partiel du fabricant 9.

Du mélange des genres dans les sphères de l’expertise

Ces exemples tirés de travaux réalisés à l’étranger, portant sur une compagnie étasunienne, laissent présager de similaires collusions scientifiques parmi les experts mandatés par la justice française. Le mélange des genres entre les différentes sphères de l’expertise — experts judiciaires, médecins-conseils de victimes, médecins-conseils de compagnies d’assurance, certains pouvant jouer les trois rôles selon les affaires —, au milieu duquel les victimes n’ont jamais leur place encore moins leur mot à dire, semble un débat sans fin. Les experts judiciaires désignés par chaque cour d’appel ne sont par exemple pas soumis à une obligation de déclaration de leurs liens d’intérêts comme c’est le cas pour le personnel de la classe politique ou de certains scientifiques de médecine dans l’industrie pharmaceutique.

Aux conflits d’intérêts d’ordre privés (industriels, lobbies, assureurs), les victimes de crimes institutionnels (du moins quand elles parviennent à être reconnues comme telles, ce qui est rarissime) doivent de plus affronter le poids des institutions chargées de fixer les indemnités financières en réparation de leur préjudice. Lorsque le responsable présumé est un agent de la force publique, l’intervention d’un organisme comme le FGTI (Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions), qui comprend des représentants des ministères de l’Intérieur et de la Justice dans son processus de décision, pose clairement question.

GENI, mars 2022.

(Ce texte est une reproduction d’un article écrit par le Groupe d’enquête indépendant qui a travaillé sur une reconstitution 3D du meurtre d’Angelo Garand par le GIGN le 30 mars 2017).


Notes

1 Au niveau mondial, Springer est le troisième groupe d’édition spécialisé dans le secteur des Sciences, Technologies et Médecine (STM)

2 Kroll et al., International Journal of Legal Medicine (2021). Ref : https://doi.org/10.1007/s00414-021-02648-2.

3 Page de Mark Kroll sur le site de l’université du Minnesota: https://cse.umn.edu/bme/mark-w-kroll.

4 Kroll et Ho, TASER® Conducted Electrical Weapons: Physiology, Pathology, and Law (Springer, 2009) ; Ho, Dawes et Kroll, Forensic Atlas of Conducted Electrical Weapons (Springer. 2012).

5 Malgré ses liens avérés avec Axon, Jeffrey Ho a pu servir d’expert mandaté dans plus de 25 afaires pénales aux Etats-Unis et au Canada. En plus de son salaire chez Axon, ce « docteur » facturait jusqu’à 400$ de heure en sa qualité d’expert. Lire « Where law and medicine collide », Star Tribune (Minneapolis), 11 mai 2019. Ref: https://www.startribune.com/hcmc-doctor-says-his-police-taser-work-saves-lives-but-others-see-conflict-of-interest/509447402. (Article reproduit ici.)

6 « Effets sur la santé des armes à impulsion », Comité d’experts sur les incidences médicales et physiologiques de l’utilisation des armes à impulsions, Académie canadienne des sciences de la santé, 2013.

7 Marjolaine Frenette, « Taser : un risque pour la santé contraire à l’éthique », Éthique et santé (2012), citant un article de Azadani et al., «Funding source and author affiliation in TASER research are strongly associated with a conclusion of device safety », American Heart Journal, 2011.

8 « Shock Tactics – Part 3 : The Experts », Reuters, 24 août 2017. Ref : https://www.reuters.com/investigates/special-report/usa-taser-experts

9 Christos Baliatsas et al., « Human Health Risks of Conducted Electrical Weapon Exposure : A Systematic Review », Journal of the American Medical Association (JAMA Network Open), 12 février 2021.