Le gouvernement suédois vient d’autoriser l’usage des lanceurs de balles de défense lors « d’émeutes » ou face à des « situations dangereuses ou complexes ».
C’est ce que la presse suédoise a rapporté suite à un communiqué diffusé le 26 mars dans Polis Tiningen, le « journal des membres de l’association des policiers ». Dans cet article, Ulf Sand, présenté comme le responsable des équipements du NOA, l’équivalent de la direction générale de la police nationale (DGPN), précise que ce nouvel arsenal « n’est pas destiné à être utilisé pour disperser tout un groupe de personnes, mais contre des individus si la police l’estime justifié ». Comme par exemple « si la personne jette des pierres sur les policiers » (informations reprises le jour même par le journal juridique Dagens Juridik comme le site en langue anglaise Nordic Times).
La police suédoise a diffusé une photo d’un policier armé d’un lance-grenades GL06, modèle du fabricant Brugger & Thomet, qui est donc déjà en dotation en Suède mais qui ne sert pour l’instant uniquement à balancer des grenades lacrymos. C’est ce même modèle qui est en dotation depuis des années dans l’arsenal de la police et de la gendarmerie française.
En Suède, on présente ces nouveaux projectiles comme des « balles de gomme » ou « balles de caoutchouc ». Le représentant de la police suédoise précise aussi que l’usage des LBD devra s’opérer à une distance comprise entre 20 et 40 mètres (alors que récemment, depuis octobre 2023, la police française peut faire feu à moins de 3 mètres, contre 10 mètres pour les gendarmes). Ulf Sand est cité en ces termes : « À cette distance (20-40 mètres), l’arme de service (l’arme à feu) était jusqu’ici la seule option. Sinon, il fallait s’approcher jusqu’à quelques mètres pour utiliser un spray lacrymogène ».
Rappelons que la Suède est gouvernée depuis dix-huit mois (octobre 2022) par une coalition de droite (minoritaire au parlement, avec près de 30%), fortement soutenue par le parti d’extrême-droite (« Les Démocrates de Suède », défense de rire), deuxième force politique du pays en ayant raflé 21% des sièges au parlement, qui ne participe pas à la coalition.
Nous avons retrouvé d’autres articles (comme celui-ci du quotidien Dagens Arena, 27/04/2022) qui indiquent que l’usage du LBD face à des populations civiles a été réclamé par des syndicats de policiers, soutenus par les partis politiques les plus réacs, depuis au moins deux ans, surtout après les intenses révoltes qui ont éclaté dans plusieurs quartiers populaires du pays suite à des provocations du leader du parti néofasciste pendant la campagne électorale — il avait appelé, notamment, à brûler le Coran en place publique).
La décision d’user de balles de gomme sur des manifestants a semble-t-il été prise fin 2023, dans un acte administratif qui ressemble à un décret ou un arrêté (« Décision d’exécution de l’Autorité de Police » N°A169.384/2023), sans que l’on sache si le parlement a dû voter une loi spécifique pour cela. Il est précisé que cette nouvelle arme serait d’abord autorisée dans seulement 3 des 7 régions de la police suédoise (régions Sud, Nord, et celle de Stockholm la capitale), et devra être mis en oeuvre « au plus tard le 31 décembre 2024 ».
Nous reproduisons ci-dessous un article plus documenté paru le 19 avril dans le quotidien Aftonbladet, qui se présente comme de « tendance sociale-démocrate ». Les correspondants du journal ont pris la peine d’enquêter en France, en interrogeant notamment une femme victime d’un tir de LBD en 2019, membre du collectif Les Mutilé-es pour l’exemple, ainsi que le professeur Laurent Thines, neurochirurgien à Besançon qui a ouvertement dénoncé les blessures graves causées par les balles de défense lors des manifs de gilets jaunes.
Les journalistes d’Aftonbladet ne semblent pas dupes des restrictions avancées par les autorités pour justifier ce recours aux LBD lors de manifestations, à savoir viser des individus soi-disant menaçants et ne pas s’en servir pour disperser une foule. Le gradé suédois met aussi en avant le fait que ces projectiles vont forcément diminuer le recours aux armes à feu, et donc entraîner moins de tirs mortels. Ce sont exactement les mêmes arguments qui ont été avancés en France pour justifier le déploiement massif d’armes de guerre il y a plus de vingt ans contre des populations civiles, armes d’abord faussement appelées « non létales » puis « à létalité réduite », reconnaissant implicitement qu’elles tuent.
Avec ces « balles de défense », le fait nouveau c’est plutôt que la police peut à nouveau tirer sur la foule, rendant cet acte de plus en plus banal et décomplexé. La première conséquence est que désormais en France ces armes causent d’effroyables mutilations (yeux arrachés, fractures des os du visage et du crâne, hématomes et nécroses cérébraux, mains et pieds arrachés, nécroses des tissus…), mais de plus en plus, elles tuent elles aussi. Et le nombres de tué-es par la police ne diminue pas non plus. En reprenant ce genre de récits mensongers, la Suède va très vite développer les mêmes symptômes.
Touchée par les balles de la police, elle a dû subir 50 points de suture
« Je serai triste si la Suède suit l’exemple »
PARIS — Le regard est sympathique et le sourire est contagieux. Mais la première chose qui attire mon regard est une profonde cicatrice sur sa joue.
On l’appellera « Léa », c’est un prénom d’emprunt. Elle fait partie du collectif Les Mutilés pour l’exemple mais dit vouloir tout laisser derrière elle.
« Quand j’avais 19 ans, la police m’a tiré une balle dans le visage avec une balle en caoutchouc », dit-elle. C’était en 2019, lorsque les « Gilets jaunes » manifestaient contre le gouvernement à Biarritz. Léa se tenait sur un banc de parc lorsqu’un participant à la manifestation a tenté de lancer un sac de crottes de chien sur la police.
Il s’agissait jusqu’alors d’une manifestation tout à fait pacifique mais un policier a levé son arme et a tiré droit sur Léa dont la tête dépassait au-dessus des autres. « J’ai tout de suite compris que j’avais été abattu par la police, j’ai mis ma main sur mon visage et le sang a coulé », dit-elle.
Puis l’ambulance est arrivée. Aujourd’hui, cinq années ont passé, mais Léa en ressent encore les séquelles. La mâchoire était cassée et à l’hôpital, elle a dû subir cinquante points de suture.
« Je me sens mieux aujourd’hui, mais c’est difficile. Je souffre de crises de dépression et d’anxiété. »
Sur le site Internet des Mutilé-es pour l’exemple, on trouve de nombreuses photos de victimes de violences policières, de balles en caoutchouc et de grenades. On les appelle des « armes non létales », mais des gens sont morts et les blessures sont trop graves pour que Aftonbladet publie ici des photos.
La très mauvaise nouvelle, c’est que les mêmes tactiques policières sont désormais en vigueur en Suède. Des projectiles similaires commenceront à être utilisés par la police suédoise contre, par exemple, des émeutes, à partir de l’hiver 2024.
Le journal Dagens juridik a rapporté la nouvelle en publiant une photo de l’arme en question. Nous avons montré cette photo à Laurent Thines, médecin et neurochirurgien à Besançon, dans le sud-est de la France. Il a soigné de nombreuses personnes blessées par des balles en caoutchouc. « C’est exactement à cela que sert ce type d’arme », dit-il.
En fonction de l’arme, des munitions, de l’entraînement et de la tactique utilisés, les dégâts seront bien entendu différents. Mais il existe une tendance claire : une escalade au fil du temps.
« Ce qui m’a d’abord choqué en tant que neurochirurgien, c’est l’ampleur des dégâts. Surtout au niveau de la tête ou des yeux. Cela rappelle les blessures que les patients ont subies lors d’accidents de la route », dit-il.
Selon la loi (française), il existe des restrictions claires sur la manière dont les armes peuvent être utilisées.
« En réalité, ils ne sont autorisés qu’à tirer sur les bras et les jambes, mais un militant de ma région a reçu une balle dans le cou. Il aurait pu mourir. Et à Marseille, il y a eu un homme qui est mort après avoir reçu une balle dans la poitrine », ajoute Laurent Thines.
Pour protester, Laurent Thines a lancé une appel public contre ces armes, qui a recueilli 185 000 signatures. Mais les politiciens n’ont toujours pas voulu l’écouter.
Ce qui est clair en France, c’est que leur usage n’a cessé de se généraliser. Au départ, il s’agissait de les utiliser lors d’émeutes urbaines, c’est ainsi qu’ils les ont légitimé. Lorsque les Gilets jaunes ont commencé a manifester, ils ont été soumis au même régime. Comme ceux qui ont protesté contre la réforme des retraites et des conditions de travail (en 2023). Désormais, les militants écologistes sont sous le feu des projecteurs. Le résultat a été, entre autres, des protestations de plus en plus violentes. La violence, comme d’habitude, a engendré encore de la violence.
Léa a aujourd’hui 24 ans. Elle pense que ces armes devraient être interdites. La police devrait utiliser des méthodes moins violentes. Les dégâts sont devenus trop importants.
Elle estime que c’est principalement contre la gauche que ces armes sont aujourd’hui utilisées. « Ils n’utiliseront jamais de balles en caoutchouc contre les agriculteurs », dit-elle en riant, « ils ont trop d’argent et de pouvoir politique ».
Alors, comment ça se passera en Suède ? Ici aussi, l’acquisition de ces nouvelles armes est motivée par la nécessité d’intervenir lors d’« émeutes violentes ». Mais qu’est-ce qui s’oppose réellement à ce que des personnes dans d’autres situations soient bientôt dans la ligne de mire ? Avec le discours du parti (d’extrême-droite) Les Démocrates de Suède à l’encontre des militants écologistes, il y a probablement lieu de craindre le pire.
Laurent Thines ne semble pas vraiment vouloir me croire quand je lui dis que la police suédoise est sur le point d’adopter la même tactique (qu’en France). « Je suis déçu de ce qu’est en train de devenir la démocratie en Suède ».
Traduction via Webtrans.fr, adaptée par nos soins.