“Accusée d’avoir tagué “MACRON DÉMISSION” sur un mur de son lycée, Chiara n’est pas sortie vivante de sa garde à vue. Bouleversés, ses camarades de classe décident alors de prendre la parole.”
)Quand on a partagé cette info au sein de notre collectif, on s’est dit “ça y est, encore une fois la police a tué!” Puis on a fait les recherches nécessaires pour comprendre qu’il s’agissait du synopsis d’un film, “Les graines que l’on sème”, fiction réalisée dans le cadre d’un atelier cinéma avec une classe de première du lycée Romain Rolland d’Ivry-sur-Seine. “Les Graines que l’on sème” est un film ancré dans la réalité sociale de jeunes lycéen-ne-s, réprimé-e–s parce qu’ils et elles ont bloqué leur bahut pour se faire entendre et ravagé-e–s après la mort d’une de leurs camarades suite à son arrestation. Le réalisateur Nathan Nicholovitch a passé plusieurs mois à travailler avec ces élèves, dont certain–e–s avaient réellement subis des gardes à vue et des perquisitions humiliantes pour avoir été suspecté-e–s d’avoir tagué “Macron démission” (le même message que celui qui conduit Chiara à la mort dans le film), c‘était pendant le mouvement contre la réforme du Bac et du système Parcoursup, qui a débuté partout en France à partir de fin 2018.
Ce n’est pas évident de faire un film de fiction sur un crime policier. D’abord, on s’est demandé pourquoi inventer une histoire alors qu’il y a tellement de victimes réelles dont l‘histoire mériterait d’être racontée dans un film, sans forcément en faire un documentaire. Mais finalement, le résultat vaut la peine autant qu’il suscite débat. Ce film raconte (presque) tout de la police sans jamais la montrer, toute l’histoire résidant dans le récit des jeunes impliqué-e-s. Il ne tombe pas dans le piège de la reconstitution (pas de comédiens déguisés en flics, ni de scènes tournées entre les murs d’un commissariat glauque).
“Les Graines que l’on sème” réussit donc l’exploit de nous raconter l’oppression policière sans montrer la police. Aucun uniforme dans ce film, aucun képi, pas de flingue, ni LBD, ni matraques, pas de voitures siglées bleu-blanc-rouge ou de sirènes hurlantes non plus, aucun plan de cellules de gardes à vue poisseuses, pas de scènes d’interrogatoire : un film qui questionne la force de l’ordre sans jamais lui donner la parole !
Un autre aspect apaisant dans ce film, c’est la lenteur et la longueur des plans : des travellings très légers, des zooms qui progressent très lentement, ce qui donne plus de force à la parole des enfants, comme une rumeur qui gronde tout doucement. De quoi prendre à contre-pied l’esthétique survitaminée de n’importe quel film policier. Ce film ne prétend pas non plus surjouer l’effet “inspiré de faits réels”, il part justement d’un fait imaginé pour se rapprocher d‘une certaine réalité sociale que l’on regarde comme un documentaire intimiste.
Le film commence par une longue scène, un zoom très lent qui s’avance vers deux personnages assis face à face devant une table : dialogue entre une psychologue et un des élèves proches de Chiara, la victime. Ça dresse le décor, le jeune se livre totalement et exprime son ressenti sur la mort de son amie. Sont alors abordés des questions liées au droit de revendiquer, à la notion de “dialogue” entre le pouvoir et ses sujets, du “grand débat de Macron” qui serait “un aveu du manque de liberté d’expression”, de la violence des dirigeants, de la peur, tout en abordant des faits d’actualité incontournables, comme la répression des gilets jaunes, la maltraitance des retraités, et même du black block, présenté comme une réponse légitime à la brutalité d’État…
Il y aura d’autres scènes d’entretien entre la psy et des élèves, où seront abordés le souvenir, le plaisir, le deuil, la mort et l’élan vital. Ces entretiens intimistes peuvent être touchants sur le processus de deuil, et les prises de conscience, mais peuvent apparaître caricaturaux et sonnent comme une injonction à l’acceptation. Ils proposent une solution individuelle et non collective, fataliste. On aurait pu assister par exemple au processus menant à la fondation d’un collectif construit par la révolte et la lutte ensemble, pour la Vérité et la Justice, ce qui est le plus courant dans la réalité…
On aurait voulu trouver dans ces entretiens intimes davantage de réflexions sur la vie quotidienne dans les “quartiers populaires” ou sur les interactions entre les jeunes et la police en dehors des opérations de maintien de l’ordre et de la répression des actions politiques. Dommage, on est pourtant en banlieue parisienne, à Ivry-sur-Seine (qui est notamment au-devant de la lutte contre les contrôles au faciès). Cette absence laisse un goût d’inachevé.
Le scénario prend aussi des chemins plus tortueux. Le choix du personnage principal, d’abord, pose sérieusement question. Chiara, 16 ans, est une jeune femme blanche d’une famille d’origine italienne, visiblement chrétienne (la cérémonie funèbre se déroule dans une église). On peut se demander si le réalisateur a fait consciencieusement ce choix d’inverser le genre, la couleur de peau et la religion de la majorité des victimes de violences policières dans la réalité (hommes noirs, arabes et musulmans, ou voyageurs, de classes populaires).
Chiara est présentée tout au long du film comme une héroïne du quotidien, une jeune femme engagée et que tout le monde aime et admire, avec de fortes convictions qu’elle porte haut et fort. On pourrait lire entre les lignes qu’elle était “quelqu’un de bien, qui n’a rien fait pour mériter ça, morte pour ses idées, innocente”. Le réalisateur a fait le choix d’une mort en garde à vue “consécutive à une rupture d’anévrisme” (mort naturelle), sans questionner ni le contexte ni la réalité d’un tel diagnostic. Pas une clé d’étranglement, pas une rupture du larynx ou un syndrome d’asphyxie positionnelle, juste une mort sans violence. Ce choix médico-légal nous éloigne là aussi de la possibilité de violences physiques, qui constituent pourtant la réalité des décès qui surviennent entre les mains de la police. Par conséquent, Chiara est préservée de toute criminalisation post-mortem et les policiers sont, plus encore que dans la réalité, exemptés de tout soupçon : quoi que le lieu de sa mort puisse laisser supposer, on nous assure par ce diagnostic que Chiara est bien “morte toute seule”.
Cette inversion de la réalité pose question et affirme le caractère purement fictionnel du film. Elle provoque une dissonance cognitive malaisante pour toute personne concernée par la violence et le racisme policiers ou engagée sincèrement dans le combat contre les violences policières : le réalisateur cherche-t-il à déstabiliser les spectateur-ices ? Cherche-t-il à ce qu’une partie de la population peu ou pas concernée (classe moyenne blanche) s’identifie davantage aux victimes ? Quoi qu’il en soit, les pratiques réelles de la police (humiliations, violences et criminalisation des victimes) ne sont pas dénoncées par le film.
Le choix de mettre en scène une victime blanche aurait pu être l’occasion, en négatif, de questionner la dimension structurellement raciste des meurtres policiers. Ce n’est malheureusement pas le cas, ce qui constitue une faiblesse majeure ou un impensé du film, qu’on ne peut passer sous silence. On se demande alors si ce choix résulte d’une volonté de présenter l’histoire avec cette pseudo neutralité qui voudrait que les spectateur-ices puissent plus facilement s’identifier et faire preuve d’empathie envers une femme blanche qu’envers un jeune homme noir ou arabe. C’est cette même neutralité qui expliquerait que le réalisateur fasse preuve de pudeur en ne représentant pas la violence physique des policiers, alors qu’elle est habituellement mise en scène au cinéma de manière explicite (et décomplexée) lorsqu’elle est exercée sur des corps noirs et arabes. Par ailleurs, il est étonnant qu’un compagnon de classe de Chiara, un jeune homme noir habitant d’Ivry, prenne conscience des violences et des meurtres policiers au travers de la mort de sa copine blanche, tandis que dans la réalité, c’est l’inverse qui se produirait.
Dans la réalité, une jeune femme blanche auteure d’un graffiti ne meurt pas en garde à vue. Par contre des hommes noirs et arabes y sont régulièrement dégradés et violentés, voire tués.
L’idéalisation de Chiara et la mise en valeur constante de son innocence créent une hiérarchisation entre les victimes, en laissant le public juge de la légitimité de la mort : celles jugées innocentes comme Chiara, et les autres. Celles qui peut-être ont commis un délit ou plusieurs, celles habituées des comicos et des cellules de GAV, celles qui ont refusé de se soumettre à l’ordre raciste et colonial, celles qui n’ont pas de privilèges, celles qui sont pauvres, celles qui n’ont pas la bonne orientation sexuelle, celles qui n’ont pas la bonne couleur de peau, celles qui n’ont pas le bon genre, celles qui ont couru en les voyant, celles qui ont sauté dans l’eau pour fuir, celles qui ont été étouffées sous le poids des bottes, celles qui survivaient en société plutôt qu’elles ne vivaient librement. Et c’est d‘elles toutes dont ce film ne parle pas, ce qui constitue une autre omission plutôt problématique.
La nature raciste et coloniale de la police n’est affirmée qu’une seule fois, lors du discours de la grand-mère de Chiara dans l’église. Celle-ci y lit un texte émouvant en mémoire de sa petite-fille, dans lequel elle ne peut dissimuler sa méfiance à l’égard de l’institution policière (“On sait que la police est bestiale, qu’elle écrase…”), le tout dans une ambiance de recueillement religieux (“Je vais prier pour les assassins”). Dans son discours, elle s’exclame “Y a-t-il quelqu’un de la police, ici?” Et un plan nous montre un homme seul, à l’écart, debout dans un coin et impassible durant la messe religieuse, comme pour suggérer qu’un policier en civil surveille la scène.
Cette longue séquence de cérémonie religieuse est d’ailleurs assez déstabilisante, associant plaidoyer religieux et plaidoyer politique, prière et chant révolutionnaire anarchiste. La grande sœur de Chiara prend la parole à son tour pour énumérer la liste des victimes (bien réelles) tuées par la police et la gendarmerie françaises. Certains noms font écho à des faits récents, d’autres plus anciens ou restés dans l’oubli. La grand-mère abrège la longue litanie : “Ça prendrait des heures!..” Réciter cette liste que l’on scande lors de commémorations de victimes, ça n’a jamais été vu ni au cinéma, ni à la télé, ce qui constitue un point fort et courageux du film. Certaines scènes évoquent ainsi les luttes des familles réclamant la vérité sur la mort d’un proche causée par la police, comme par exemple le discours outré du parlementaire sur la criminalisation d’une jeunesse en lutte à l’occasion d’un concert organisé en hommage à la jeune femme assassinée. Cependant, le positionnement antiraciste du réalisateur n’est pas très affirmé ni très concluant et le choix de se référer à des auteurs masculins blancs comme Kant et Hugo constitue à la fois une faute de goût et une faute historique : ces deux penseurs issus du siècle des Lumières ont en effet produit une vision eurocentrée, raciste et colonialiste [1].
On peut également critiquer certaines postures un peu “pédago” qui transpirent dans ce film, comme avec l’énonciation du postulat “Chiara n’était pas une délinquante!” Car qu’est-ce qu’un.e délinquant.e ? Qui ou qu’est-ce qui détermine ce statut ? Quelle différence entre taguer un slogan anti-flics dans un hall d’immeuble et le slogan anti-macron de Chiara sur le mur d’un lycée de banlieue ? Avec, en toile de fond, cette permanente confusion entre opération de maintien de l’ordre et intervention de police judiciaire. Ces questionnements font échos aux mêmes travers “démocratiques” que le documentaire “Un pays qui se tient sage”, qui s’obstine à placer policier.es et manifestant.es dans un contradictoire “à armes égales” permettant d’évaluer objectivement et en toute neutralité la part de responsabilité des un.es et des autres, afin de juger qui des un.es ou des autres sont plus légitimes. Voudrait-on aussi mettre les jeunes dos–à–dos, les diviser en fonction de leur capacité à politiser leurs inquiétudes ou à s’exprimer dans les termes et modalités du débat démocratique ? Volontaire ou non, acte manqué ou pas, ce serait bien que la jeunesse puisse être “autorisée” à débattre sur ces questions qui la touchent jusque dans sa chair, sans leur imposer sans cesse les filtres de la neutralité ou du centrisme démocratique.
Mais dans l’ensemble, ce film est d’une grande poésie. Certaines scènes sont tournées par la victime elle-même, qui filme ses ami-es lors de discussions sur leur avenir, ce que veut dire “démocratie“, sur le tag qui la condamnera à mort… Des gros plans maladroits sur les yeux de ses camarades, des yeux qui brillent, qui sourient — et pas encore éborgnés. On est témoins des émotions contradictoires des ami.es et de la famille, le film révélant la distance qui semble les séparer : le père ne prend la parole qu’une fois, pour refuser à une amie de Chiara de faire le lien entre elle et son propre père décédé (en laissant une lettre qui lui est adressée sur sa tombe). On perçoit la colère et une souffrance sourde face à un drame dont on croyait être prémuni. La souffrance de la famille s’incarne notamment dans le personnage de la sœur de Chiara, qui lui laisse des messages posthumes sur son portable et anime les cérémonies pour elle…
Les dernières images du film montrent les élèves en train de jouer une pièce de théâtre où Chiara apparaît sous forme de fantôme, sous un grand drap blanc. Scène entrecoupée d’images prises sur les Champs-Élysées, un jour de manifestation des gilets jaunes, avec les CRS en armure protégeant l’Arc de triomphe. Les jeunes sont ici pour vaincre leur peur et porter dans la foule le graffiti assassin “Macron Démission”. En fond sonore, un texte lu par un comédien sur la portée des paroles de l’hymne national, “La Marseillaise”, et des multiples tueries exercées en son nom : « Aux armes ?! Qui parle? Les généraux, les marchands d’armes! ».
Bref, c’est un film simple. Court. Poétique. Un film qui ne fait parfois qu’effleurer des sujets déterminants comme le racisme systémique. Mais ce film parle des jeunes et parle aux jeunes. On se retrouve face à ses propres émotions, où celles-ci ne sont pas provoquées par des violons ou des scènes de larmes. Avec quelques passages sans détours sur la police, sans que cette police ne soit vue ni entendue, ce qui est déjà énorme dans le cinéma d’aujourd’hui...
“Desarmons-les !“