Il n’y a dans ce livre « Police » que deux chapitres qui présentent vraiment un intérêt et proposent une analyse radicale et en profondeur des ressorts systémiques de la violence d’État et des violences policières. Ce n’est évidemment pas surprenant que ces deux analyses émanent des seuls acteurs de terrain – Amal Bentounsi et Antonin Bernanos – présents dans cet étrange assemblage d’auteurs qui n’ont pour seul trait d’union que le fait d’avoir quelque chose à dire sur la police. Les autres, que l’ont peut aisément qualifier d’intellectuels de la gauche parisienne, n’apportent pas grand chose à la soupe.
David Dufresne, Julien Coupat et Frédéric Lordon écrivent ce qu’on attend d’eux, dans le registre qu’on leur connaît (médiatiquement correct, mais tout de même assez impertinent pour faire s’insurger celles et ceux qui sont né-es de la dernière pluie), et sans mettre à jour leur analyse, qui a pour avantage de ne pas leur faire prendre trop de risque. Accordons néanmoins à Julien le mérite de continuer à dénoncer l’anti-terrorisme alors que très peu de gens s’en préoccupent vraiment, ou alors s’en détournent en mode « patate chaude »…
On se souviendra notamment de « l’analyse » proposée par l’éditeur du livre, Eric Hazan, qui, au delà de sa naïveté, apparaît non seulement complètement hors-sol, mais surtout d’une foudroyante nullité sociologique : Le cri « Tout le monde déteste la police » est à mon sens une erreur. Il tend à souder les forces de l’ordre […] David Dufresne m’a raconté qu’en mars dernier, lors d’une manifestation Bercy-République, on avait crié « Ne vous suicidez pas ! Rejoignez-nous ! ». Bien sûr, ce mot d’ordre n’a pas été suivi d’effet, mais il témoigne de la persistance, derrière la haine scandée, du vieux mot d’ordre enfoui quelque part dans l’inconscient collectif : « La police avec nous ! ». On ne sait pas de quelle haine il parle et il semble faire partie de ces intellectuels qui ont eu besoin que David Dufresne revienne du Canada pour leur faire prendre conscience de ce qu’il se passait dans la rue en bas de chez eux. Cet homme qui, visiblement, ne fréquente pas ou plus les luttes, vient notamment nous raconter qu’il suffirait, pour faire mouche et « préparer l’avenir » (SIC), d’être plus pertinent dans notre propos vis-à-vis des policiers, en les alertant par exemple – par « des tracts, des affichettes, des hauts-parleurs » – sur leur propre condition d’exploités et de petites mains du pouvoir d’Etat. C’est certain, Eric, que ça les fera gamberger…
Ne restent donc que 44 pages valant à ce livre d’être lu. Nous rendons d’ailleurs hommage à Amal et Antonin pour ces chapitres remplis de bon sens et d’une analyse empirique qui a le mérite de nous apporter un regard affiné sur ce qui se trame dans la police et dans les institutions, tout en rappelant que la violence ne s’applique pas de manière symétrique selon l’endroit où on se situe : « Les différences sont notables : dans les manifestations, la stratégie du maintien de l’ordre, brutale ou non, répond à un rapport de force réel ou supposé ; les violences, même impunies, ne sont pas pour autant invisibles, ne sombrent pas dans l’oubli et n’occasionnent pas le déshonneur de ceux qui en font les frais. Dans les quartiers au contraire, un frère, un père, un fils peut être arbitrairement emporté par la frénésie d’un agent sans que ça ait une quelconque conséquence judiciaire ni médiatique ».
Le caractère systémique des violences est décrit avec clairvoyance par Amal Bentounsi : « Si la fureur meurtrière n’a pas, à proprement parler, de fonction, c’est qu’elle est un symptôme » et « la police est tout aussi bien un monstre qui sommeille au cœur de l’État et que ce dernier, pour apaiser la voracité et la rage de son minotaure, lui offre chaque année en sacrifice une quinzaine de jeunes, le plus souvent des hommes noirs, arabes, musulmans ». Enfin, Amal rappelle que « quiconque tant soit peu honnête et informé reconnaît cette folie logée dans nos institutions ». Hélas, cela n’empêche pas des gens qui se prétendent nos alliés, de vouloir fournir des excuses aux policiers, sous prétexte d’inconscience et de manipulation par leurs supérieurs, sous-entendant lourdement qu’ils pourraient finalement ne pas être si « méchants » qu’il le paraissent. Eric, un mot à ce sujet ?
Antonin nous rappelle quant à lui combien le fascisme se mêle au capitalisme et à l’État, combien il en est à la fois la conséquence et la raison d’être, combien même il fait corps avec les institutions qui constituent la République : « La généalogie coloniale de l’État français met en évidence l’articulation entre l’appareil d’État, sa police et l’extrême droite organisée ». Par une analyse courte, mais illustrée d’exemples historiques, Antonin décrit les biais par lesquels la police et l’extrême-droite sont entre-nouées, permettant de conclure très justement : « La police s’inscrit dans un processus de fascisation en cours et qui grandit au cœur de l’État. Elle dépasse ainsi sa fonction d’outil répressif aux ordres du gouvernement, en assurant la continuité d’un système dont elle soutient activement l’évolution raciste et sécuritaire. »
Au final, et malgré l’intervention salutaire d’Amal et Antonin, on ne sait pas trop pourquoi La Fabrique a publié ce livre. On garde la désagréable impression qu’il s’agissait de placer un livre sur la police dans une séquence médiatique focalisée sur le sujet. D’ailleurs, le choix du titre en dit long sur la volonté de ne pas trop creuser. C’est dommage, Eric Hazan aurait pu aller chercher d’autres militants de terrain ou premier-es concerné-es, qui auraient eu pas mal de chose à dire. Faudrait-il encore qu’il connaisse leur existence…
Mais non, pas « la police avec nous », surtout pas !