Angelo Garand, père de 37 ans, a été abattu par plusieurs gendarmes du GIGN le 30 mars 2017 à Seur, dans une remise située sur la propriété de ses parents et en présence d’une partie de sa famille. Nous avions publié un article revenant brièvement sur les faits et donnant les liens permettant d’en savoir davantage.

En mars 2020, soit exactement trois ans après la mort d’Angelo, Didier Fassin, sociologue, publiait une contre-enquête intitulée « Mort d’un voyageur ».

Après lecture, nous souhaitons ici rapporter les éléments notables de ce travail salutaire.

Le sommaire de l’ouvrage est organisé comme suit :

  1. Le père
  2. Le premier adjudant
  3. La mère
  4. Le second adjudant
  5. Le médecin
  6. La soeur
  7. Le procureur
  8. Le journaliste
  9. Dignité
  10. Mobilisation
  11. Deuil
  12. Biographie
  13. Instruction
  14. Non-lieu
  15. Vérité
  16. Mensonge
  17. Reconstitution
  18. Ce jour-là

En accordant de l’importance au témoignage de la famille d’Angelo, qui sont les seuls témoins des faits en dehors des gendarmes impliqués dans l’opération du GIGN qui a conduit au décès de leur proche, Didier Fassin fait ce que l’institution judiciaire n’a pas fait : confronter les versions et soulever les contradictions remettant en question la « vérité judiciaire ».

Deux versions s’opposent :

  1. Les gendarmes affirment qu’Angelo aurait surgi de sa cachette en criant, cherchant à les agresser à l’aide d’un couteau, résistant à une décharge de Taser et engageant avec eux une rixe à l’issue de laquelle les gendarmes, en situation de légitime défense, lui auraient tiré à plusieurs reprises dans le torse, alors qu’il se tenait debout et menaçant face à eux. L’un d’eux aurait été heurté au menton par un coup, avant de tomber et de perdre connaissance. Les gendarmes auraient ainsi agi dans les règles d’usage proportionné et légitime de la force.
  2. La famille affirme que les gendarmes ont tiré presque immédiatement après être entrés dans la remise, sans qu’aucun autre son ni cri n’ai précédé les tirs mortels, et sans qu’aucune sommation d’usage n’aie été prononcée. Les gendarmes auraient ensuite transporté l’un de leurs collègues faisant un malaise vers l’extérieur, qui se serait très rapidement remis, tandis qu’une partie de l’unité se serait réuni dans la remise pendant de longues minutes pour se concerter. Les gendarmes auraient ainsi « exécuté » Angelo avant de déguiser la scène de crime.

La version officielle s’appuie sur les témoignages contradictoires des gendarmes, Angelo étant décrit tour à tour silencieux puis vociférant, debout avec les mains levées puis les poings en avant en position de boxeur, calme puis forcené, désarmé puis muni d’un couteau. Il aurait arraché les dards de Taser avant de s’attaquer à l’un des agents, qui se seraient défendu en tirant.

Cette version est mise à mal à la fois par les contradictions apparentes entre les différents témoignages, par le témoignage du médecin arrivé sur les lieux qui nie la présence d’un couteau, mais également par les éléments de contexte et ceux issus des expertises médicales et balistiques : un gendarme semble être sorti avec le tee-shirt ensanglanté d’Angelo tandis que l’enquête nie l’existence même de ce tee-shirt (Angelo est décrit torse nu), son corps semble avoir été déplacé puis retourné avant que son couteau n’apparaisse au sol dans le prolongement de sa main droite, les trajectoires des balles attestent toutes que les tirs sont entrés dans son corps par le haut, invalidant le fait qu’il ai été debout face aux gendarmes au moment des tirs, plusieurs témoignages, dont celui d’un gendarme, nient la possibilité d’une rixe bruyante, l’horodatage des décharges de Taser indique un décalage important par rapport aux tirs mortels, les gendarmes ne portent aucune trace de rixe, y compris le gendarme censé avoir été frappé au menton…

A la lecture de cette contre-enquête, on prend conscience dans quelle mesure vérité judiciaire et vérité ne sont généralement pas compatibles, la vérité judiciaire s’accommodant bien souvent des mensonges déployés par les différents protagonistes, et notamment par les forces de l’ordre.

Didier Fassin nous aide aussi à comprendre les ressorts du mensonge :

« La formation initiale de ce jugement du procureur et des inspecteurs repose sur une triple opération : réduction des divergences entre les versions des militaires, exclusion des témoignages contradictoires de la famille et sélection des informations disponibles. Premièrement, les substancielles variations existant entre les versions des gendarmes sont gommées […] Il reste un récit homogène, sans aspérité. Deuxièmement, les contradictions majeures apportées à ce récit par les proches de la victime sont écartées. […] La parole des proches s’évanouit. »

Didier Fassin détaille ensuite deux motifs expliquant le « processus de tri » effectué par les magistrats :

« Les sociologues apportent deux explications principales, qui sont en partie liées : la hiérarchie des crédibilités et la force des affinités. […] Dans le crédit qu’ils apportent aux différentes parties, ils établissent mentalement une hiérarchie sur des critères qui peuvent être explicites et juridiques, notamment quand l’une des parties est assermentée et pas l’autre, ou implicites et moraux, en particulier lorsque des préjugés favorables ou défavorables existent à l’égard  d’une partie ou de l’autre. […] Les représentants du Parquet travaillent au quotidien avec les gendarmes. […] Les OPJ de la gendarmerie, quant à eux, se trouvent dans la position singulière d’auditionner leurs collègues. […] Ainsi, la hiérarchie des crédibilités et la force des affinités sont tellement incorporées chez les magistrats et les enquêteurs qu’ils inclinent tout naturellement, pourrait-on dire, à privilégier la version des gendarmes au détriment de la version de la famille, au point même d’ignorer cette dernière […] »

Plus loin, il vient préciser cette analyse en évoquant le fait que les gendarmes sont « assermentés » et développent un « esprit de corps », ces deux éléments participant à leur impunité, elle-même garantie par le mensonge :

« Il est des situations dans lesquelles les mensonges des agents des forces de l’ordre s’avèrent particulièrement nécessaires. C’est ce qu’on qualifie couramment de bavures, mais qu’il est préférable de désigner tout simplement sous le nom de violences. […] Premièrement,  [le mensonge] constitue une défense efficace puisqu’il permet de disculper ceux qui les ont perpétrées. […] Deuxièmement, il contribue au renforcement de la solidarité au sein du groupe puisque les témoins en font preuve en joignant leur parole fallacieuse à celles de leurs collègues concernés, et que tous se trouvent désormais tenus dans une sorte de pacte secret par la violation de leur serment. Troisièmement, il protège l’institution du risque d’atteinte de son image publique, ce qui explique en partie pourquoi les supérieurs et mêmes les responsables politiques, jusqu’au plus haut niveau de l’Etat, n’hésitent pas à participer à la dissimulation de la vérité »

Didier Fassin n’hésite pas à parler, et cela se déduit logiquement de ce qui précède, de « mensonge collectif », de « mensonges institutionnels » et de « duplicité institutionnelle ».

Et, par conséquent, la décision prise par les magistrats au différents stades de l’affaire va se déduire de ces constats :

« La justice a un rôle performatif […] Ce qu’elle dit advient, par le seul fait qu’elle l’a dit. La décision qu’elle rend devient vérité. […] On comprend donc qu’au regard de l’ensemble de ces pratiques les victimes de violences commises par les forces de l’ordre ont très peu de chance de voir leur préjudice reconnu et leur droit prévaloir […] La version officielle a sur toutes les autres possibles l’immense avantage de son caractère performatif. En disant le droit, elle est censée dire le vrai. Elle s’impose à tous comme la seule autorisée ».

Ce que les collectifs et familles peuvent retenir de cette analyse, c’est que la contre-enquête, donc la quête de vérité et les reconstitutions de faits qui l’accompagnent, sont « faites pour rendre justice et non pour rendre la justice« . Ce n’est pas l’institution judiciaire qui doit faire l’objet de nos attentes, mais les processus d’enquête indépendants permettant de faire la vérité. Comme énoncé dans le prologue du livre, « l’enjeu du combat est moins de faire condamner les auteurs des tirs mortels, même si on estime qu’ils doivent être sanctionnés à la mesure de ce qu’on considère être la culpabilité, que d’obtenir un récit qu’on tiendrait pour vrai sur les conditions de la mort de notre fils ou frère »…

L’article L.435-1 sur la légitime défense

Dans la mort d’Angelo Garand, comme pour plusieurs autres personnes tuées par les forces de l’ordre en 2017, les gendarmes ont bénéficié de l’assouplissement des règles relatives à la légitime défense par la LOI n°2017-258 du 28 février 2017 portant modification du Code de la Sécurité Intérieure. Cette nouvelle loi votée le mois précédent sa mort a été l’objet d’une revendication forte de la part des syndicats policiers, et notamment du syndicat fasciste Alliance Police Nationale, suite à l’assassinat d’une balle dans le dos d’Amine Bentounsi à Noisy le Sec le 21 avril 2012*

Sur la question de la légitime défense, Didier Fassin écrit ceci :

« Ce qui est en jeu dans la reconnaissance de la légitime défense, tous l’ont compris, ce n’est pas seulement le probable non-lieu dont espèrent bénéficier les deux auteurs des coups de feu mortels, c’est aussi, comme à chaque fois que de tels accidents se produisent, la protection de l’autorité morale des forces de l’ordre »

Tout est dit.

L’article L.435-1 de le loi de 2017 est purement et simplement un PERMIS DE TUER.

*Il est notable que l’auteur du tir Damien Saboundjian, reconnu coupable et condamné aux Assises en appel le 10 mars 2017 à cinq ans de prison avec sursis et cinq ans d’interdiction de port d’arme avec sursis, ai été élu délégué syndical de SGP Police à Grenoble en mars 2020. Comme pour compenser le fait d’avoir tué quelqu’un d’une balle dans le dos…