Le 4 décembre 2019, Amélie, 22 ans, surnommée sur les réseaux sociaux “Marie ACAB-land”, avait été lourdement condamnée par la chambre correctionnelle de Versailles à 8 mois de prison ferme pour « violences volontaires sur personnes dépositaires de l’autorité publique » (art. 222-13 alinéa 1-4° du CP) sans incapacité temporaire de travail (ITT). Certains policiers s’étaient néanmoins vus attribuer entre 2 et 8 jours d’ITT dites « psychologiques », une spécialité des policiers pour contourner l’absence de préjudice réel. A cette peine s’ajoutait la révocation de deux sursis antérieurs de 2 et 5 mois pour des motifs surréalistes, dont certains n’existent même pas dans le code pénal (« outrage » pour une obscure histoire de portière de voiture et « diffusion, par réseau de communications électroniques, de procédés permettant la fabrication d’engin de destruction »). Amélie était mise sous mandat de dépôt et placée en détention à la maison d’arrêt de Versailles et, comme si cela ne suffisait pas, sa peine a également été assortie d’une interdiction de paraître dans les Yvelines pendant 5 ans, d’une déchéance des droits civils, civiques et de famille pour une durée de 3 ans (art. 131-26 du CP) ainsi que d’une obligation de verser une indemnisation pour “préjudice psychologique” à chacun des huit policiers ayant porté plainte contre elle : 300 à 800 euros par policier, soit un total de 4600 euros, incluant les frais d’avocat des parties civiles.

Relevé de condamnation :

[Mise à jour] Amélie a fait appel du jugement, l’audience a eu lieu le 8 juin 2020, et la Cour d’appel de Versailles, qui a rendu sa décision le 6 juillet, a confirmé la condamnation principale, mais a réduit la peine de 8 à 2 mois (elle a annulé aussi la privation des droits civiques et familiaux)… Amélie a décidé de se pourvoir en cassation.

Si l’on s’en tient à la version policière, on est invité-e-s à croire qu’Amélie, toute seule et du haut de ses 20 ans, a fait subir un véritable calvaire à ces policiers. A la lecture des articles de presse et des réquisitoires, on lui prête des intentions machiavéliques et une potentialité violente fantasmée. Et pour couronner le tout, les notes blanches affabulatrices des services de renseignements ont été apportées au débat pour finir d’emporter la conviction des juges dans un dossier ou les faits reprochés étaient des plus anodins.

Extrait des notes blanches :

Harcèlement policier

Au delà du récit policier, la réalité est bien différente et méritait qu’on s’y penche, car Amélie subit depuis deux ans un harcèlement tout à fait inhabituel de policiers, ainsi que les conséquences judiciaires qui en résultent. Et l’inavouable raison de cet acharnement est qu’elle s’est intéressée de trop près aux pratiques violentes et aux convictions haineuses régnant au sein de la police française : elle n’a fait que dénoncer publiquement les propos racistes échangés sur un groupe facebook réservé aux policiers. Mais la police, comme à son habitude, a édulcoré les faits afin de faire passer Amélie pour une jeune femme « déséquilibrée » qui cherchait à nuire à la vie de policiers.

Pour comprendre, il faut remonter à fin 2017. Amélie infiltre alors le groupe facebook “TN Rabiot Police officiel”, celui-là même évoqué bien plus tard par Streetpress dans une série d’articles publiés début juin 2020 (ICI et LA). Dans ce groupe s’exprime le racisme et la violence ordinaire de la police française. Rappelons que ce groupe n’est censé intégrer que des membres actifs (ou retraités?) des forces de l’ordre ; Amélie est donc parvenue à tromper la vigilance des administrateurs, qui seront d’autant plus hystériques en le découvrant…

Lorsque Amélie prend connaissance des messages haineux postés sur le groupe et de leur gravité, elle effectue des copies d’écran qu’elle décide de rendre publiques via un profil facebook public : « Marie ACAB-land ». Il ne s’agit pas de son profil personnel, afin de ne pas être ciblée par de possibles attaques. Au bout d’un certain temps, les policiers du groupe TN Rabiot se rendent compte de cette présence indésirable et commencent à identifier la ou le responsable de ces fuites très gênantes.

Mi-mai 2018, Amélie est finalement identifiée (avec ses noms et prénoms, mais pas encore son visage), notamment par une certaine Isabelle, qui participera avec d’autres à un véritable harcèlement. Ce harcèlement commence d’abord par des commentaires postés sur le profil facebook de « Marie ACAB-land » où les captures d’écran du groupe TN Rabiot apparaissent. Certains commentaires prennent la forme de menaces de mort, à l’image de ce dernier : « Elle mériterait une balle de SIG entre les deux yeux ». D’autres participent de la culture du viol en faisant des blagues sur des rapports sexuels subis dont elle serait la victime.

Une fiche de signalement affichée dans un commissariat à usage interne, comportant ses photographies et les mentions arbitraires et ineptes « à contrôler si présence constatée » et « apparentée Black Bloc », sont également publiées sur le groupe Facebook.

Puis, en juillet 2018, un des administrateurs du groupe TN Rabiot la contacte sur son profil, afin de savoir comment elle s’était procurée les captures d’écran. Harcelée et injuriée dans un premier temps par cet administrateur qui exerce comme policier dans le 17ème arrondissement de Paris, elle fait bientôt l’objet d’une plainte de sa part pour « collecte de données à caractère personnel par un moyen frauduleux déloyal ou illicite ».

Captures d’écran des commentaires à l’encontre d’Amélie :

 

Judiciarisation à l’initiative des harceleurs

Par la suite, Amélie va subir un harcèlement régulier aboutissant sur une quinzaine d’inscriptions au fichier de »Traitement des antécédents judiciaires » (TAJ) en dix-huit mois. Notons que ce fichier, contrairement à ce que laisse entendre l’acronyme, est exclusivement alimenté par des policiers et n’aboutit pas forcément sur des suites judiciaires.

Au printemps 2019, Amélie est condamnée à deux reprises. Lors de sa condamnation de mai 2019 à deux mois de prison ferme, les policiers se réjouissent de cette décision et ne se privent pas de publier une nouvelle salve de commentaires insultants et graveleux.

Captures d’écran des commentaires à l’encontre d’Amélie :

A partir d’octobre 2019, tout s’accélère. Un CRS reconnaît Amélie lors d’une manifestation et la prend en photo avec son téléphone personnel. Le piège va se refermer sur elle le mois suivant à Toulouse, lors d’une manifestation le 2 novembre. Ce jour là, Amélie est accompagnée de deux amies et fera tout pour éviter la police. Mais elles sont contrôlées. Un des policiers dit alors à sa collègue, en parlant d’Amélie : « Tu sais pas qui c’est ? ». Puis dit à Amélie, « On va te ramener ». A ce moment, Amélie panique, explose en pleurs, et exige d’eux qu’ils mettent un terme au harcèlement. Cela lui vaudra le reproche d’avoir voulu « ameuter la foule ». Essayant d’échapper à leur emprise, elle est alors inculpée pour rébellion (N.B. : cette arrestation n’a pas fait l’objet d’un signalement à l’IGPN comme l’ont affirmé certains médias). Amélie sera condamnée à 8 mois de prison pour ces faits, peine qui sera “aménagée” avec un bracelet électronique, avant d’être appliquée lors du jugement de Versailles évoqué plus haut (début de l’article).

Cette situation semble être la cruelle démonstration de cette analyse de Maurice Rajsfus :

« Si tu leur réponds, il y a outrage. Si tu résistes, il y a rébellion. Si tu prends la foule à témoin, il y a incitation à l’émeute. »

Maurice Rajsfus

Aux alentours du 10 novembre 2019, un membre de TN Rabiot partage les photographies de manifestation prises par Amélie sur le groupe. Le CRS poste alors la photo du visage de Amélie en commentaire de la publication. L’administratrice de TN Rabiot reprend dès lors cette photo qu’elle poste sur le groupe en citant l’identité de Amélie ainsi que ses pseudonymes. La photo de Amélie commence à tourner dans les « réseaux policiers ». Un des commentaires indique d’ailleurs : « En tout cas, sa photo a tourné sur tous les groupes whatsapp police ».

Le 16 novembre 2019, soit 6 jours après que sa photo aie été rendue publique, Amélie se rend à Paris pour manifester au départ de la place d’Italie à 14h00. Après seulement dix minutes sur les lieux, elle est désignée par des policiers qui viennent l’extirper de la foule. Une dame leur signifie que Amélie n’a rien fait, mais l’un des policiers rétorque : « Vous ne savez pas qui c’est ! » Les policiers se saisissent alors de son téléphone et le réinitialisent, effaçant tout son contenu. Le contrôle d’identité prend une autre tournure : « Toi, tu vas mal finir. C’est dommage t’a de beaux yeux et de beaux cheveux. » Un policier, extérieur au contrôle, s’approche alors pour lui tirer les cheveux avant de repartir.

Captures d’écran des publications évoquant les nombreux contrôles subis par Amélie :

Violences physiques et psychologiques

Dix minutes après ce premier contrôle, un second groupe de policiers revient la chercher dans la foule. Ils la font chuter en la tirant par les jambes, puis la portent à l’arrière d’un fourgon. Les policiers la harcèlent et la prennent en photo et en vidéo de la tête au pied et de tous côtés. Elle est ensuite amenée au commissariat du 11ème arrondissement.

Lorsque le fourgon arrive à destination, Amélie entend : «  On descend la star en premier ? ». A nouveau harcelée, les policiers essayent de la prendre en photo lorsqu’elle est menotée au banc du poste de police. Elle tente d’éviter leur regard et tourne la tête.

Amélie est conduite devant un officier de police judiciaire (OPJ) et est aussitôt placée en garde à vue. Pour seul motif, les policiers invoquent l’infraction imaginaire “captation d’images en vue de la diffusion sur les réseaux sociaux”, qui n’existe pas en droit. En effet, la captation d’images n’est pas interdite, y compris lorsqu’il s’agit de filmer des policiers. Mais la terminologie n’est pas évoquée par hasard, car elle fait écho à celle utilisée par le député Eric Ciotti dans la proposition de loi que lui ont suggéré les syndicats de police, visant justement à interdire toute captation d’images de policiers en activité s’il s’agit de les rendre publiques sur internet.

Selon les policiers, ils n’auraient pas fait tomber Amélie mais elle aurait résisté à l’interpellation en se jetant volontairement à terre créant ainsi le seul motif qui  sera retenue contre elle dans un premier temps :  la rébellion.

Amélie est ensuite conduite en salle de fouille. Les policières vont s’occuper d’elle, à l’abri des regards :

« Des policières se sont défoulées sur moi, des coups de pieds dans la tête, dans le ventre, dans les jambes. J’avais un énorme bleu suite à ça sur la cuisse, que j’ai pris en photo ».

Son calvaire n’est pas terminé. Dans sa cellule de garde à vue, les agents ont pris soin de retirer matelas et couverture. Amélie a tremblé de froid, leur a demandé une couverture. Un des agents lui répond : « Je vais essayer de trouver un ventilateur ». La seule position dans laquelle Amélie arrive à tenir est la suivante : « assise, en boule, contre la porte en plexiglas, un peu moins froide que le béton. » Amélie, malgré la douleur liée au froid, arrive à s’assoupir légèrement. C’est alors qu’un des agents arrive en imitant le hurlement du loup et donne des grands coups de pieds sur la porte en plexiglas contre laquelle Amélie est adossée. D’autres l’imitent en criant à leur tour et en donnant d’énormes coups de pied sur la porte. Elle entend : « Contente du service public Madame ? »

Autre acte dégradant : l’ensemble des policiers du commissariat du 11eme refusent catégoriquement de la laisser boire. Pas un seul verre d’eau en 24 heures. Lorsque la garde-à-vue est levée, elle est déférée au tribunal de grande instance de Paris pour passer en comparution immédiate le lendemain. Mais au lieu de la faire dormir au dépôt, comme c’est la règle, elle est transférée à la maison d’arrêt de Fleury.

« A peine arrivée dans la cellule, je me suis jetée sur l’eau. J’ai bu quatre verres de suite, même la surveillante avait l’air choquée. »

Charges imaginaires

Entre temps, le parquet a ajouté à son dossier une procédure incidente, dont le motif prêterait à rire si la situation d’Amélie n’était pas dramatique. Une policière, qui avait certainement du temps à perdre, a eu l’idée de décoller les semelles des chaussures de Amélie dans lesquelles il y avait des tiges en métal. Elle est alors poursuivie pour « détention d’armes par destination ».

Les débats au TGI de Paris portent alors sur le fait de savoir si Amélie a résisté à son interpellation, plus précisément si elle est tombée par terre ou si elle s’y est jeté toute seule comme le déclare sous serment les policiers. Le tribunal s’intéresse aussi aux chaussures d’Amélie : « Pourquoi y avait-il ces tiges de métal dans vos chaussures ?” Amélie ne se laisse pourtant pas démonter et répond très justement : “Je ne sais pas je suis pas fabricante de chaussures et je n’ai jamais eu l’idée d’aller arracher la semelle pour voir ce qu’il y a dessous… » Dans la salle, l’ambiance est partagée entre rire et indignation, au vu de l’absurdité de la situation. Plusieurs personnes crient leur colère avant de quitter la salle d’audience.

A l’issue de ce procès ubuesque, Amélie est finalement relaxée, ce qui lui vaudra les foudres des syndicats de police, toujours prompts à exiger l’incarcération de toutes les personnes qui dénoncent les violences et errements moraux de leur institution, Linda Kebbab en tête comme de bien entendu :

 

N’est pas « lanceur-euse d’alerte » qui veut…

Amélie a fait l’objet de trois plaintes émanant de policiers. La première a été jugée au TGI de Versailles en décembre 2019 (peine confirmée en appel début juillet — pourvoi en cassation déposé). Une seconde, émanant de policiers toulousains l’accusant d’avoir relevé des plaques d’immatriculation, sera jugée à Toulouse le 25 août 2020. La troisième, émanant du policier du 17ème arrondissement de Paris (administrateur du fameux groupe “TN Rabiot”), a été  versée au dossier contre Amélie lors de l’audience de Versailles, mais n’a pourtant pas été retenue par le parquet. Pourquoi ? Cette esquive a-t-elle permis de ne pas exposer l’administrateur du groupe “TN Rabiot” et son goût immodéré pour les tirades racistes ?

Notons qu’Amélie avait signalée très tôt et à deux reprises ce groupe nauséabond à l’IGPN, dénonçant la teneur des propos tenus en son sein. Elle n’a obtenu pour seule réponse qu’une question relative à la manière dont elle avait intégré le groupe Facebook…

Réponse de l’IGPN :

L’IGPN ne donnera aucune suite. Encore une fois, il semblerait que le ministère de l’intérieur avait plutôt intérêt à empêcher qu’on ouvre la boîte de Pandorre.

Mais pas de bol, c’est à Streetpress de révéler l’infamie le jeudi 4 juin 2020 au soir. Lorsque le média révèle publiquement que ce groupe TN Rabiot est un défouloir de propos racistes et haineux, il n’est plus question de faire l’autruche et le parquet de Paris met moins de 24 heures à ouvrir une enquête (ce sera fait le 5 juin en fin de journée).

Ce que l’entourloupe révèle, c’est que lorsque la dénonciation provient d’une personne isolée, qui agit comme une lanceuse d’alerte, l’Inspection générale de la police ne fait rien, à part remettre en doute l’honnêteté de la dénonciatrice. Apparaît alors, encore une fois, le vrai visage de l’IGPN, à savoir un organe de « soutien aux effectifs » pour intimider les victimes ou une soupape bien pratique pour désarmorcer des plaintes qui pourraient se transformer en scandales d’Etat.

A défaut de sauver des vies, la police en détruit

Cette attaque en meute contre Amélie l’a lourdement affectée, au point d’avoir tenté à deux reprises de mettre fin à ses jours en prison. Cette opération de harcèlement menée de concert par un groupe de policiers, avec le soutien de leurs syndicats, visait ni plus ni moins à couvrir l’existence d’une communauté facebook se complaisant dans le racisme, la haine et la violence. Depuis février 2020, après deux mois de détention, Amélie a fait une demande d’aménagement et a pu sortir de prison, mais reste sous contrôle judiciaire.

Linda Kebbab, représentante du syndicat policier SGP Police FO, qui n’en manque pas une lorsqu’il s’agit de se répandre en infamies et boniments, a jugé pertinent de publier l’identité complète d’Amélie sur sa page Facebook, la livrant ainsi en pâture à ses collègues les plus violent-e-s. D’ailleurs, elle continue elle-même de faire partie depuis le 25 septembre 2019 du groupe Facebook incriminé et d’y commenter des publications, comme nous le prouvent les captures d’écran suivantes :

 On est bien loin du monde de bisounours qu’elle nous vend sur les réseaux sociaux…

Aujourd’hui, le harcèlement subi par Amélie est loin d’avoir cessé. Elle s’expose à des contrôles d’identité systématiques, au cours desquels les policiers la tutoient et l’intimident en lui rappelant sans cesse qu’ils ou elles savent qui elle est. Ses dernières gardes à vue remontent en février 2020 alors qu’elle était sortie promener son chien, puis en mars 2020 lors d’une manifestation.

Précisons qu’Amélie, au delà des délires policiers, n’a jamais publié aucune identité ni aucune adresse d’agents de police. Elle s’est contentée de dénoncer des publications injurieuses et racistes, ainsi que des violences, en diffusant des captures d’écran de posts publics (un groupe Facebook de plusieurs centaines de membres n’est pas privé) et en filmant le harcèlement qu’elle subissait par la BST de son quartier ou les contrôles intempestifs en marge de manifestations. C’est après avoir subi ce harcèlement suite à la divulgation de son identité qu’elle a fait mine de filmer et de suivre des policiers; ce sont ces attitudes qui ont été considérées par la justice comme des « violences » (la cour d’appel établit clairement qu’elle a « fait semblant » de prendre des photos et qu’aucune image de policiers n’a été retrouvée dans son appareil).

Amélie a longtemps été isolée, mais à partir d’aujourd’hui elle ne le sera plus. Nous nous devons d’être tous-tes solidaires et de lui apporter tout notre soutien, car ce type de machination policière peut détruire aisément n’importe qui d’entre nous.

[Article mis à jour le 15 juillet pour rapporter la décision de la cour d’appel et le pourvoi en cassation déposée par Amélie.]