Le préfet cogneur
Tout ce zèle guerrier séduit le garde des Sceaux Dominique Perben. En 2004, ce dernier « supplie Sarkozy » pour nommer Lallement préfet dans son fief, la Saone-et-Loire. Puis Perben reconvoque Lallement pour bosser à ses côtés dans un autre ministère (2005-2007). Tout cela pour arriver à la consécration : la nomination grand calife de la « PP » de Paris, « le Graal de la préfectorale », s’extasie le journal. Quand Macron vire Michel Delpuech et cherche un remplaçant — après le savoureux épisode du Fouquet’s en flammes le 16 mars 2019 —, c’est ce chiraquien pur sucre qui propose son protégé pour le poste. « L’histoire était restée secrète », claironne Le Monde :
Nous sommes le samedi 16 mars 2019. Dominique Perben rentre chez lui, près de la place de l’Étoile. Excédé. Une nouvelle fois, c’est l’émeute dans son quartier. La tenture du Fouquet’s, la fameuse brasserie des Champs-Élysées, a pris feu. Vers 19 heures, l’ancien ministre de la justice, un RPR devenu macroniste, dégaine son téléphone et envoie un message sur le numéro privé du chef de l’Etat. « Monsieur le Président… » Comment, avec les hommes qu’il a, peut-il rétablir l’ordre ? Deux minutes plus tard, petit bip, message : « Qui voyez-vous ? » (…) Ce 16 mars 2019, sur son téléphone, Perben glisse donc un nom à Macron : « Lallement ».
À vrai dire, l’intéressé avait déjà soigné son CV durant les quinze mois précédents. Après deux ans au ministère de l’Intérieur (secrétaire général, 2012-2014), puis trois ans à la Cour des comptes, son nouveau point de chute, cet homme d’action s’ennuie à mourir et finit par renouer avec la préfectorale, parachuté en Nouvelles-Aquitaine fin 2017. Les manifestants gilets jaunes l’ont payé cher, notamment à Bordeaux.
Deux rapports copieux de l’Observatoire girondin des libertés publiques (OGLP) l’attestent [3]. C’est la doctrine Lallement qui y est ainsi magistralement déconstruite. C’est même difficile d’en sortir des extraits, tant sont innombrables les exactions commises sous son autorité. Les brigades de « voltigeurs » (BRAV-M) sont apparus officiellement en aout 2019 lors du G7, et partout en France lors de manifs en février 2020. À Bordeaux, Lallement les a lâchés un an avant, en janvier 2019 (de leur petit nom les « Pelotons voltigeurs mobiles »).
Ainsi, sur une vidéo tournée en direct par un manifestant le 9 février, des policiers à moto ont de manière volontaire très légèrement percuté un manifestant. La réaction de ce dernier le conduit à injurier le conducteur du véhicule, ce qui lui vaut ensuite une poursuite par les policiers à pied et à moto, un tir de flashball, puis une arrestation. Cette scène montre que même à petite vitesse, même sans qu’aucune blessure apparente ne soit à déplorer du fait du véhicule, la police à moto met les manifestant·es dans une situation de danger. » (rapport 1, page 18)
Ainsi se conclut le premier bilan de son action à Bordeaux (novembre 2018 – février 2019), dont le bilan lui est intégralement imputable :
Malgré des manifestations nombreuses et récurrentes ces dernières années à Bordeaux, dont certaines n’étaient pas déclarées, aucune n’a fait l’objet d’un traitement policier à ce degré de gravité. (…) La préfecture de Gironde soutenue par le Gouvernement s’est enfermée dans une logique d’affrontement qui sera difficile à remettre en cause sans des actes forts (…). Les effets de la stratégie du maintien de l’ordre auront des conséquences durables voire irréversibles sur de nombreuses personnes, au niveau tant physique que psychologique.
Sur 36 témoignages de blessé-e-s, l’OGLP a dénombré, selon les armes en cause (sans parler des lacrymos) :
– Grenades : 2 mains droites arrachées nécessitant une amputation complète de la main ; 1 blessure sur les jambes par des éclats de verres et de bouts de métal ; 1 traumatisme de la face, fracture du nez, narine droite sectionnée, hématome à la lèvre supérieure ; (…) nombreux éclats incrustés dans les jambes
– LBD-40 (sur 26 témoignages): 11 tirs à la tête : deux yeux perdus, multiples fractures, plaies ouvertes aux yeux, nez, joues, dents, un trauma crânien avec hémorragie cérébrale, etc.(…) ; 1 bras cassé ; 4 tirs sur le pied ou cheville (avec fracture, entorse, etc.) ; 2 tirs dans le mollet, muscle nécrosé, plus aucune sensibilité ou greffe de peau nécessaire ; 2 comas, 2 fractures multiples à la main, 1 fracture d’un testicule nécessitant une ablation (…).
– Lorsque ces blessures ont été faites, les personnes essayaient de se protéger ou de quitter la manifestation ou encore essayaient de « fuir » la zone pour se mettre à l’abri. Nombre d’entre-elles ont été touchées alors qu’elles étaient de dos et ne présentaient pas de danger immédiat pour les policiers ou gendarmes à l’origine du tir. (rapport 1, pages 30-32)
Lallement débarque à Paris pour appliquer et même renforcer ses méthodes de choc. Objectif : « mater gilets jaunes et black blocs dans la capitale », reprend la presse en chœur. Quelques mois plus tard, quelques grands flics de la PP ont osé défier le grand chef en allant cafter dans la presse pour dire tout le mal qu’ils pensent de la « doctrine Lallement ».
En l’occurrence, comme Castaner l’a dit le 20 mars en intronisant le nouveau préfet : « Une stratégie de mobilité, de réactivité, de contact, d’interpellations. En assumant, oui, les risques que cela comporte ». Il est question d’une réunion du 20 septembre 2019, veille d’une grande manif GJ et Climat, « en présence d’une vingtaine de personnes parmi lesquelles des commandants de police, des commissaires et des officiers, il est « clairement indiqué que l’on doit “impacter” les groupes » » (Mediapart, 7/02/20). Une doctrine jugée par certains grands chefs comme « contraires à la législation ainsi qu’à la réglementation en vigueur ».
La suite des observations reste tout aussi préoccupante : « À plusieurs reprises, la PP a ordonné des manœuvres d’encagement, consistant à fixer l’adversaire. Ceci contrevient aux dispositions légales et réglementaires. » (…) « L’encagement ou la nasse, précise une source proche du dossier, se font souvent en fin de manifestation pour procéder notamment à des interpellations. Il s’agit de fixer c’est-à-dire immobiliser dans un lieu, une rue ou une place fermée et quadrillée par des policiers. Mais ainsi qu’il est précisé dans le document de la gendarmerie nationale, « il convient dans toute opération de maintien de l’ordre de laisser une échappatoire à l’adversaire ». Or, selon le modus operandi du préfet, les manifestants sont parqués, « encagés » sans issue de sortie et les grenades de gaz lacrymogène y sont souvent massivement utilisées.