“Des mains déchiquetées par l’explosion de grenades. Des yeux arrachés par des balles en caoutchouc. Une dame tuée par un tir de lacrymogène. Des manifestants défigurés et des centaines de blessés. Ces images terrifiantes sont devenues courantes ces dernières semaines. Le gouvernement mène une guerre contre sa propre population. Le bilan qui s’alourdit de jour en jour, est d’autant plus effrayant qu’il résonne avec mon histoire personnelle. Ces mutilations rouvrent à chaque fois de vieilles séquelles.

En novembre 2007, je perds l’usage de mon œil droit. Je suis touché par une balle en caoutchouc en plein visage, lors d’une manifestation à Nantes. A l’époque, la police expérimente le LBD 40. Le Lanceur de Balles de Défense, qui doit remplacer le Flash-Ball. Une nouvelle arme, extrêmement puissante et précise, dotée d’un viseur militaire, et tirant des munitions de 40mm. Il s’agit alors d’un véritable tournant dans le maintien de l’ordre : la police s’habitue à nouveau tirer sur la foule. A appuyer sur la détente en direction d’individus. Il ne s’agit plus de repousser, mais de marquer les corps et frapper les chairs. De terroriser. En novembre 2007, je suis lycéen, âgé de 16 ans. C’est sur des adolescents que l’Etat français expérimente cette nouvelle arme de répression. Depuis, le LBD 40 s’est généralisé. Il est partout. Dans les quartiers, aux abords des stades, contre les exilés, devant les lycées ou les universités en lutte, le long des cortèges. Les mutilations se sont multipliées, à Montreuil, Grenoble ou Toulouse. Il n’y a plus de grande ville en France qui ne compte pas une gueule cassée par les armes de la police.

Pendant de longues années, la plainte que j’avais déposée s’égare dans les méandres judiciaires. En 2012, le policier qui avait volontairement visé mon œil avec son arme est jugé par le tribunal correctionnel de Nantes. Relaxé. Les juges le considèrent « responsable mais pas coupable » au prétexte qu’il a « obéi à un ordre ».

Je décide alors de poursuivre la chaîne de commandement du tireur, c’est-à-dire l’État. Il s’agit d’attaquer l’institution en portant l’affaire devant la juridiction administrative.

Quatre ans plus tard, le tribunal administratif de Nantes déclare l’État responsable de ma blessure, et condamne la préfecture. Pour la première fois, la justice reconnaît la dangerosité de cette arme, mais les juges se livrent à un calcul scabreux, en effectuant un « partage de responsabilité » : l’Etat ne serait responsable qu’à hauteur de 50% du préjudice subi, l’autre moitié m’est imputée du simple fait d’avoir été présent lors de la manifestation. Nouvel appel. En juillet 2018, au terme de 11 ans de procédure, la cour administrative d’appel de Nantes met un point final à mon affaire. Cette fois ci, l’État était lourdement condamné. Petite victoire. Le LBD 40 est reconnu comme une arme « exceptionnellement dangereuse ».

Depuis ma blessure en 2007, nous recensons près de 70 personnes mutilées à vie par des balles en caoutchouc ou des grenades tirées par la police, et 4 décès. Une partie considérable de ces personnes a été atteinte en quelques semaines seulement, à l’occasion de la révolte des Gilets Jaunes.

Alors que la police frappe de plus en plus sauvagement, et que le régime de Macron durcit et militarise sa répression, cette victoire contre l’État doit permettre d’enrayer l’impunité d’une police de plus en plus lourdement armée.

La procédure au tribunal administratif n’est pas seulement un moyen d’obtenir une réparation matérielle pour un dommage en soi incommensurable : elle est une façon de faire payer l’Etat. S’il est improbable de faire condamner un policier responsable de violences, il paraît désormais possible de faire condamner sa hiérarchie. J’invite les personnes touchées par les violences policières qui le souhaitent à attaquer, comme je l’ai fait, l’État devant les tribunaux administratifs.

Ensemble, désarmons la police. Nous pouvons mener cette lutte à la fois dans la rue, dans les médias, et devant les tribunaux.”

 

Pierre, gravement blessé par la police le 27 novembre 2007, à Nantes