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Publié initialement sur : https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-nos-vies-connectees/20110913.RUE4185/armement-police-et-armee-aiment-le-son-qui-fait-mal.html

Par Augustin Scalbert |

Cf. « Le Son comme arme, les usages policiers et militaires du son » de Juliette Volcler – éd. La Découverte – 182p.

Rue89 a choisi de publier deux extraits du chapitre consacré aux explosions, extraits qui concernent les Etats-Unis et la France. Et notamment le maintien de l’ordre pendant les émeutes.On se souvient de ces militaires américains survolant des agglomérations irakiennes en diffusant du hardrock à fond les ballons, en 2004. Une manière de mettre la population sous pression. En feuilletant le livre de Juliette Volcler « Le Son comme arme », on réalise l’essor de cette technologie considérée comme « non létale ». Y compris au cœur de nos démocraties.Cette journaliste et documentariste sonore, qui collabore aux médias alternatifs CQFD, Article XI et Radio Galère, a eu la bonne idée de se pencher sur le phénomène avec une minutie d’orfèvre.Elle en explore les racines, dès le milieu du XXe siècle, quand les bras armé et policier des grandes puissances réalisent les nombreux avantages du son en tant qu’instrument guerrier ou répressif :

« Considérée d’un point de vue guerrier, l’oreille est une cible vulnérable. On ne peut pas la fermer, on ne choisit pas ce qu’elle entend, et les sons qui l’atteignent peuvent modifier profondément notre état psychologique ou physique. […] L’usage du son offre cet avantage admirable pour le pouvoir qu’il permet d’obtenir les mêmes résultats que d’autres armes dites “non létales”, tout en désamorçant les critiques et en brouillant le débat. »

Jusqu’ici, aucune synthèse sérieuse n’existait en français sur la question des armes sonores, et « les bribes d’informations qui circulent mêlent souvent rumeurs et réalités », souligne l’auteure.Arme de leurre ou de harcèlement dès la Seconde Guerre mondiale, le son devient ensuite grenades assourdissantes, outil de torture, répulsif en centre-ville contre les ados bruyants ou les clochards…Dans les années 1990, les États-Unis accélèrent les recherches sur les grenades à travers divers organismes, afin de renouveler les explosifs en usage depuis plus de trente ans. L’objectif est de « combiner un certain nombre d’effets différents qui visent plusieurs sens de l’être humain », autrement dit, de produire une saturation sensorielle qui prive momentanément la cible de tous ses moyens.

L’effet « flash-bang », « terrifiant pour un adversaire »

L’Edgewood Research Development and Engineering Center (ERDEC), l’un des centres de l’armée, est chargé de concevoir des grenades « flash-bang » et fumigènes. Le National Institute of Justice (NIJ) finance le laboratoire Sandia pour la mise au point d’une arme projetant un nuage de combustible pulvérisé qui une fois mis à feu aurait, selon son fabricant dans le rapport final en 2002, des qualités admirables :

« L’effet flash-bang pourrait être terrifiant pour un adversaire. La cible serait confrontée à une boule de feu exceptionnellement lumineuse d’au moins deux mètres de large qui donnerait l’impression de l’envelopper totalement. Le niveau acoustique [170 dB] créera très probablement une douleur intense dans les oreilles de l’adversaire. L’onde de choc […] créera probablement encore plus de terreur. Et si le projectile contient un irritant chimique, cela causera à l’adversaire encore plus de désorientation et de gêne. » […]

Divers incidents regrettables non seulement pour les cibles désignées mais aussi pour les forces de l’ordre surviennent dans l’usage des flash-bang : en 2003, une femme de cinquante-sept ans habitant à Harlem meurt d’une crise cardiaque après l’envoi d’une grenade incapacitante dans son appartement – la police avait investi son logement par erreur et la ville de New York doit verser 1,6 million de dollars (soit environ 1,13 million d’euros) à sa famille.En 2004, un sergent en mission à Bagdad perd la main droite et est blessé à la jambe par l’explosion soudaine de deux grenades. Un caporal de la marine perd un doigt lorsque l’une d’elles explose dans sa main.Une autre flash-bang se déclenche accidentellement dans une voiture occupée par trois agents du FBI (Federal Bureau of Investigation) : le véhicule prend feu, un des agents devient sourd d’une oreille et souffrira d’insomnies et de migraines persistantes.En juillet 2009, l’État doit verser 49 000 dollars (soit environ 34 000 euros) de dédommagement à un prisonnier du Wisconsin qui souffre d’acouphènes persistants après l’envoi d’une grenade dans sa cellule. […]

Le savoir-faire français

En France, les grenades « non létales » dont sont actuellement dotées les forces de l’ordre (police, armée, gendarmerie) sont notamment fabriquées par le groupe Étienne Lacroix, qui a racheté respectivement en 1997 et 2006 des sociétés qui fournissaient jusque-là l’État, Ruggieri et Alsetex.Le groupe couvre ainsi la pyrotechnie dans son ensemble : Lacroix-Ruggieri assure le spectacle en devenant « champion du monde des feux d’artifices », tandis que la branche Lacroix défense et sécurité, qui inclut la Société d’armement et d’études (SAE) Alsetex, s’occupe du matériel de répression.Lacroix mentionne notamment dans son catalogue des « grenades à main à effets non létaux » comme les « grenades assourdissantes » ou les « grenades à effets combinés », ainsi que les « lanceurs de grenades » Cougar et Chouka, pouvant envoyer toutes les « grenades de maintien de l’ordre » jusqu’à 200 mètres.L’ancien site d’Alsetex était plus explicite en 2005, juste avant le rachat : on y trouvait par exemple les fiches techniques de la « grenade lacrymogène GLI F4 » (165 dB à cinq mètres), de la « grenade GM 2 flash » (155 dB à cinq mètres), de la « grenade fulgurante SAE 420 » (155 dB à cinq mètres, et 2 millions de candelas pour un « effet aveuglant [qui] dure environ vingt secondes »), de la « grenade assourdissante SAE 430 » (159 dB à dix mètres), ou de la « grenade of [offensive] sans éclats 410 » (160 dB à quinze mètres, ce qui produit selon le fabricant un « effet intense et psychologiquement agressif » qui « rend ainsi possible la neutralisation rapide et efficace [des] manifestants […] dans un contexte dur et résistant »).

« Toucher de façon circulaire les manifestants »

La société française Davey Bickford a quant à elle présenté, lors du salon Milipol 2007, des grenades atteignant 170 dB à un mètre. Au catalogue d’Alsetex figure également un « dispositif balistique de dispersion (DBD) », autrement nommé « grenade explosive », « grenade de désencerclement » ou « dispositif manuel de protection (DMP) », cette dernière appellation étant retenue dans la terminologie officielle.Derrière ce vocabulaire foisonnant se trouve une arme dont l’explosion disperse dix-huit plots de caoutchouc (permettant de « toucher de façon circulaire les manifestants, et de briser l’encerclement du lanceur ») et qui atteint une intensité sonore de 145 dB selon Alsetex – ou 165 dB selon un autre fabricant, la Société d’application des procédés Lefebvre (SAPL).Le DMP est décrit comme faisant l’effet « d’un fort coup de poing » ou d’une « gifle » qui « secoue » et qui « sonne ». C’est en janvier 2004 que le ministre de l’Intérieur d’alors, Nicolas Sarkozy, annonçait leur arrivée en même temps que celle des Tasers.Grenades « non létales » peut-être, mutilantes certainement, les effets pouvant être attribués aux éclats, à l’onde de choc et dans une moindre mesure à l’amplitude acoustique. Parmi les blessures dues aux DMP, on compte : une joue ouverte pour une manifestante contre les nanotechnologies à Grenoble en 2006, la perte d’un œil, du goût et de l’odorat pour une jeune femme observant une manifestation dans cette même ville en 2007, l’amputation de deux orteils d’un manifestant à Saint-Nazaire en 2009 (« en cas de guerre civile, il faut du répondant », lui explique la police des polices), et la même année des brûlures et des plaies au contre-sommet de l’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique nord) à Strasbourg.

« Flash », « bang », « blast », trois interjections de bande dessinée

La Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS) publie quelques mois plus tard une « Étude sur l’usage des matériels de contrainte et de défense par les forces de l’ordre », dans laquelle elle évoque les blessures (plaies et hématomes volumineux) occasionnées par les DMP lors d’une manifestation grenobloise de 2008.Elle rappelle les conditions d’usage (« lancer en rouler sur le sol ») et mentionne la note du Directeur central de la sécurité publique du 24 décembre 2004, indiquant que les DMP ne doivent être employés que « dans un cadre d’autodéfense rapprochée et non pour le contrôle d’une foule à distance ».De nouvelles blessures ont néanmoins été recensées depuis, notamment lors d’une manifestation à Lorient (hématome à l’œil lors, précisément, du « contrôle d’une foule à distance ») ou au centre d’entraînement de la gendarmerie de Saint-Astier (troubles auditifs).« Flash », « bang », « blast » : l’efficacité des explosions tient en trois interjections de bande dessinée. Brèves et ne laissant souvent pas de traces visibles, elles font pourtant plus de dégâts que les mythiques infrasons. Les armes les plus célèbres, à vortex ou à plasma, sont aussi les plus inoffensives, étant donné qu’elles n’ont pour l’instant guère dépassé le stade expérimental ou qu’elles ont fait la preuve de leur inapplicabilité.

Douleur auditive : 140 dB ; seuil atteint par les fabricants : 185 dB

En revanche, des armes encore peu connues, comme le « canon à ondes de choc » ou les grenades de désencerclement DMP, semblent avoir un bel avenir répressif devant elles. Les réglementations antibruit conseillent de ne pas dépasser 120 dB, les expertises indépendantes situent la douleur auditive à 140 dB et relèvent qu’un bruit impulsif est potentiellement bien plus dangereux qu’un bruit continu, les armes à fréquences moyennes ou hautes, comme nous le verrons, déclenchent des polémiques si elles dépassent 150 dB – mais les fabricants d’armes explosives « non létales » et leurs commanditaires étatiques vantent des amplitudes déjà réalisées de 185 dB, sans qu’aucun débat ne voie le jour.Et s’il existe un protocole international interdisant l’usage de lasers aveuglants, les armes assourdissantes et les « dommages collatéraux » qu’elles occasionnent ne font l’objet d’aucune législation spécifique, et ne s’embarrassent pas de la Convention internationale qui exige proportionnalité (par rapport à la menace) et discrimination (entre combattants et non- combattants) dans l’usage des armes.