Publié initialement sur : http://lenumerozero.lautre.net/Verney-Carron-artisan-de-notre-securite

À Saint-Étienne, ancien bastion de l’industrie de l’armement, l’entreprise Verney-Carron est une des seules survivantes de la longue tradition armurière de la ville. Petit tour d’horizon du passé et du présent de cette boite aux visées humanistes et bienfaisantes…

Créée en 1820 par Claude Verney-Carron, lui-même issu d’une famille d’armuriers depuis 1650, l’entreprise est depuis toujours restée dans le domaine familial. Entreprise patriarcale par excellence, elle se transmet dans la famille et est dirigée alternativement par des Claude et des Jean pendant six générations, on a le goût de la tradition chez Verney-Carron ! Fabricante d’armes de chasse pendant le XIXe siècle, elle sera réquisitionnée pendant la Première Guerre mondiale pour fabriquer les fusils des poilus. Le XXe siècle se passe entre crises, modernisation et acquisition d’armuriers en faillite. De 1970 à 1975, « c’est l’euphorie » [1] chez Verney-Carron avec 2,4 millions de chasseurs en France, elle vend plein de ses petits joujoux mortels. Mais en 1975, c’est à nouveau la crise, avec le déclin de la chasse et les fusils étrangers moins chers… Le salut viendra du FAMAS [2] fabriqué à deux cents mètres du siège de Verney-Carron, dont ils auront en charge « la fabrication de sous-ensembles » [3]. Quelques années plus tard, alors que le contrat du FAMAS arrive à sa fin, l’entreprise à nouveau mal en point tombe sur un chic type plein de bonnes intentions : Pierre Richert. Et ce dernier à une riche idée dans son escarcelle : le Flash-ball. Expert en balistique dans les tribunaux, il en a marre de voir de bons citoyens se faire condamner pour avoir utilisé leur fusil de chasse contre des malfrats [4]. Il invente alors un prototype qu’il propose à l’un des derniers armuriers français. Une arme non létale faite pour impressionner et faire déguerpir les délinquants, sans risquer la taule pour homicide. Pour Verney-Carron c’est une aubaine, mal en point elle décide de se placer sur le marché de la sécurité. Le Flash-ball est commercialisé en 1990, c’est d’abord un échec total, le look « jouet » ne convainc guère les amateurs d’armes et de testostérone. Pour l’anecdote, le diamètre des munitions est calqué sur la taille de balles de jokari, en effet n’ayant pas de balles de caoutchouc sous la main, ils sont allés les chercher dans un magasin pour enfants. C’est donc un fabricant de jouets qui sera le premier fournisseur de balles de Flash-ball… Qui a dit que les CRS ne savaient pas s’amuser ?


Après ce premier échec, Verney-Carron change de stratégie et vise les administrations, elle planche sur un nouveau modèle adapté à la police et à la gendarmerie. Dès 1992, le Flash-ball est testé par la toute nouvelle BAC de Lyon. Et trois ans plus tard, un certain Claude Guéant, directeur de la police nationale, fait adopter le Flash-ball par le RAID, le GIPN et la BAC, le Flash-ball est alors utilisé seulement par des unités dites « d’élite » dans des contextes de braquages, de courses-poursuite… Pas du tout de maintien de l’ordre. D’ailleurs dès 1997, Christian Arnould, chef du bureau des équipements des CRS prévient que « techniquement, il [le Flash-ball] ne convient pas parce qu’il n’est pas précis ; il ne permet pas de neutraliser quelqu’un qui se trouve à quinze mètres. Symboliquement, en matière de maintien de l’ordre, cela signifie que l’on tire sur quelqu’un, alors que, depuis des années, on prend soin de tirer les grenades à 45 degrés sans viser les personnes en face » [5]. Le 8 mai 2002, N. Sarkozy devient ministre de l’Intérieur, et ce même jour il va visiter les BAC de région parisienne et découvre le Flash-ball « avec une certaine fascination » [6]. Deux semaines plus tard, il annonce la généralisation du Flash-ball, car « quand les policiers en sont équipés, les voyous ne viennent pas les chercher » [7]. Profitant de cette aubaine, Verney-Carron se place sur le marché de la sécurité et de la très orwellienne gestion démocratique des foules (sic), comprendre : répression des mouvements sociaux. Entre 2002 et 2007, 1 270 Flash-balls et 194 000 munitions sont vendus à la police nationale pour 2,61 millions d’euros, aujourd’hui il y en aurait environ 4900 dans les mains des forces de l’ordre (police, gendarmerie, administration pénitentiaire…). Verney-Carron aujourd’hui, c’est environ 90 salariés et 12,5 millions d’euros de chiffre d’affaires, qui se répartit entre les quatre branches du groupe. La branche historique c’est Verney-Carron Chasse, qui fabrique des fusils pour les chasseurs français (90 % de la production pour la France). Il y a aussi la branche luxe, Verney-Carron l’Atelier, qui fabrique des armes sur mesure pour de riches clients étrangers (80 % part à l’étranger) et emploie quinze personnes pour 10 % chiffres d’affaires de la boite. Ensuite, Ligne Verney-Carron commercialise les vêtements pour chasseurs. Enfin, Verney-Carron Security, 40 % du chiffre d’affaires à elle toute seule, qui vend les fameux Flash-balls et autres joujoux pour flics dans le monde entier, puisque 80 % de la production part au-delà des frontières de l’UE. En écoutant Guillaume Verney-Carron, directeur général, l’entreprise serait même un fer-de-lance de la gestion démocratique des foules à travers le monde. Eh oui, le marché le plus prometteur c’est l’Afrique ou l’Asie du Sud-Est, où l’on trouve de nombreux états qui gèrent les foules de manifestants à coup de fusils à pompe, et qu’il « essaye de faire évoluer » vers du maintien de l’ordre plus acceptable [8]. Alors, avec l’aide des ambassadeurs, VRP en puissance grâce à la fameuse diplomatie économique [9], Verney-Carron vend des « packs sécurité publique » à des pays dits en voie de développement, avec Flash-balls, lanceurs de grenades, grenades lacrymogènes et autres grenades de désencerclement, fusils d’assaut pour forces spéciales… Bref toute la panoplie ! Il faut aller prospecter un peu partout, parce qu’en France le Flash-ball de Verney-Carron est un peu grillé, trop imprécis, trop faible portée (7 à 15 m), look pas assez dissuasif, les forces de l’ordre de l’hexagone préfèrent le LBD 40 des Suisses Brügger & Thomet.


La Ville de Saint-Étienne aime Verney-Carron : après avoir exposé leur Flash-ball en vitrine pendant l’€uro de foot, voilà qu’elle leur en commande une flopée pour la police municipale, déjà équipée depuis 2014 de revolvers P38 (armes de poing), matraques télescopiques, sprays lacrymogènes et autres Tasers. Mais évidemment, pour le maire Gaël Perdriau, il leur en fallait plus pour « rendre aux Stéphanois l’espace public »… L’État aime aussi ses fabricants d’armes, « on a porte ouverte aujourd’hui dans les ambassades » déclare Guillaume Verney-Carron. Et puis le fameux CICE [10], qui a couté 48 milliards à l’État depuis 2013, profite bien aussi aux marchands d’armes, avec plus de 100 000 euros chaque année qui reviennent à Verney-Carron principalement pour l’aider à prospecter de nouveaux marchés [11] Rapports annuels de comptes Verney-Carron 2014 et 2015. Alors si l’État n’achète plus directement les Flash-balls aux Stéphanois, elle subventionne leurs ventes aux pays étrangers… Heureux que vos impôts financent des armes, même sublétales ?


Le développement par Verney-Carron et d’autres fabricants de ces armes « à létalité réduite » s’inscrit dans une tendance large. On a pu constater ces dernières années un changement notable dans la façon pour les forces de l’ordre de gérer les foules de manifestants. La doctrine précédente de maintien à distance n’opère plus, elles vont désormais au contact au plus près, avec des cordons de policiers qui s’insèrent dans les cortèges pour matraquer, et tirer directement sur les personnes avec des armes comme le Flash-ball et autres lanceurs (projectiles caoutchouc, gaz, grenades de désencerclement). Dans une émission de France Culture du 3 août 2016 [12] était invitée Céline Berthon, secrétaire générale du Syndicat des Commissaires de la Police Nationale (SCPN). En réponse à une question du journaliste sur la dangerosité de leur utilisation, elle déclare sans détour : « ce sont des armes, on ne va pas se cacher, elles peuvent blesser […] ou tuer ». On voit ce que vaut la prétendue létalité réduite annoncée officiellement. On parle bien pour certains de ces équipements (le LBD40 par exemple), d’armes de guerre classées catégorie A (armes à feu à usage militaire). La CNDS [13] mentionne clairement dans un rapport de 2009 que le lanceur de 40 est une « arme de neutralisation », donc encore plus qu’avec le Flash-ball, une arme faite pour cibler des individus depuis une longue distance. Beaucoup plus précis et bien plus puissant, il peut être utilisé de 10 à 40 mètres avec une imprécision de moins de dix centimètres à 40 mètres, alors qu’elle est de plusieurs dizaines de centimètres à 15 mètres pour le Flash-ball. Le résultat : des chiffres éloquents, une quarantaine de blessés graves depuis 2004, Flash-ball et LBD40 confondus. Le Flash-ball en lui-même dans sa version « première génération » s’était déjà avéré létal à courte distance, avec le décès le 12 décembre 2010 à Marseille de Mostefa Ziani, atteint au thorax d’un tir par un policier français [14].


Des polémiques médiatiques ont éclot en 2009 puis 2014 sur cette arme [15], qui ont un peu attiré l’attention du public, mais sans être suivies d’effets ou d’interdiction. Des rapports négatifs à répétition envers les différents LBD, de la part du Défenseur des Droits, de son prédécesseur la CNDS, de l’IGPN [16] ou de la DGPN [17] ont recommandé ou annoncé la suppression du Flash-ball Superpro 2 de Verney-Carron, sans être suivies d’effets. En 2015 encore, la polémique avait rebondi suite à un rapport du Défenseur des droits Jacques Toubon et à des préconisations de l’IGPN : sa directrice, Marie-France Moneger-Guyomarc’h préconisait alors l’abandon de cette arme. Que ce soit le modèle stéphanois ou suisse, en 2012 les policiers ont fait usage 2573 fois du LBD, en augmentation de plus de 20 % par rapport à 2010. Et ce n’est pas près de s’arrêter, avec le contrat entre Alsetex [18] et l’État pour 5,57 millions d’euros et 115 000 munitions par an durant quatre années. À chaque mise en cause, Verney-Carron s’est fendue de communiqués qui, tout en minimisant les nombreux cas de blessures avérées, visaient à accuser, soit une mauvaise utilisation par les forces de l’ordre « insuffisamment formées », soit les ravages de l’arme LBD40 de son concurrent pour s’innocenter des dommages [19]. Mais on constate sur son site web à la rubrique des produits présentés, que apparemment peu regardante sur ces considérations passées, Verney-Carron a développé depuis son propre lanceur de balles de 40, sous la dénomination « LG40 ». Précisément avec ces munitions de diamètre 40 mm, qui ont plusieurs fois causé la perte d’un œil à des victimes, à cause de leur taille pénétrant le globe oculaire, et ce malgré la stricte interdiction de viser la tête. On trouve aussi dans l’attirail sécuritaire vendu par Verney-Carron, d’autres armes prétendument « non létales » dont la dangerosité n’est pourtant plus à démontrer sur le terrain… DBD (dispositif balistique de dispersion) ou DMP (dispositif manuel de protection) [20], noms techniques de ce que sont des grenades à fragmentation, ni plus ni moins, dont les débris et éléments (métalliques pour certains) pénètrent les chairs des personnes visées, parfois en blessant gravement, voire tuant. On peut rappeler la mort en 2014 de Rémi Fraisse, militant écologiste, à cause d’une grenade de ce type, ou encore les graves blessures à la tête de manifestants ce printemps 2016…


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Plus généralement, la vision du monde et les valeurs portées par ces armes et leurs fabricants sont déplorables. Un Flash-ball est explicitement conçu avec un « look dissuasif » pour faire peur, tout cela dans un esprit de gestion démocratique des foules. Une balle qui vous frappe à 110 m/s est donc très démocratique ! Les vidéos publicitaires des armes en question ressemblent à des films d’action, avec un fond de musique métal ou digne d’une série policière, et démonstration froide et technique de tout l’attirail viril. À en oublier que tout ça est fait pour tirer sur des personnes… Si ce n’était complètement flippant, on s’en amuserait. Dans une autre vidéo tout aussi surprenante, on voit un armurier vantant d’autres avantages du produit : « Comment justifier un tir de Flash-ball en légitime défense ? C’est simple, il suffit d’y ajouter une caméra embarquée… » La vidéo sera donc une preuve de votre bon droit ! Et de faire une démonstration à l’appui. On y apprend encore, comme « argument de vente », que la balle de Flash-ball fait sur la cible un effet équivalent à une munition de 38 special, c’est-à-dire une balle de revolver de poing. Sans danger, vous dit-on ! Pour finir, un petit tour des commentaires sur les profils de réseaux sociaux de Verney-Carron nous donne en vrac : « Flash-ball, le dresseur de racailles » ou « y’a pas mieux pour la racaille » et de nombreux autres exemples du genre. Défouloirs réactionnaires que l’entreprise ne juge manifestement pas utile de supprimer.


L’évolution générale de la conception du rôle des forces de l’ordre est elle aussi alarmante. Alexandre Langlois, responsable de la fédération police de la CGT, qui parle donc pourtant « de l’intérieur » du corps policier, fait un constat inquiétant [21]. Dans l’ancien code de déontologie de la police (établi par le ministre de l’Intérieur Pierre Joxe en 1986), les forces de l’ordre étaient « au service des institutions de la République et garants des libertés individuelles ». Tout cela a été rayé et changé, elles sont maintenant selon A. Langlois « au service du pouvoir en place » et « il y a une dérive autoritaire de la police ». Il ajoute que ce nouveau code de déontologie « permet de faire tout et n’importe quoi », car il est maintenant quasiment impossible aux policiers de refuser un ordre manifestement illégal. Rassurant ! Un pouvoir autoritaire aurait la police totalement à son service pour l’exécution de toutes ses basses œuvres, et ce spectre apparaît de moins en moins improbable, sous état d’urgence permanent et extrême-droitisation de nombreux partis. Heureusement, on peut compter sur Verney-Carron pour fourguer ses armes à ce pouvoir-là et à toutes les dictatures du monde, tout ça made in Sainté bien sûr.

Verney-Carron n’est pas le seul sur le fructueux marché de la sécurité, une petite lecture de la brochure La gestion démocratique des foules, éditée par le GICAT [22], démontre toute la richesse de leurs idées pour nous contrôler. Et oui face aux manifestations « de plus en plus violentes », il « s’organise une contestation (sic) professionnelle, inventive et ayant largement recours aux médias et aux nouvelles technologiques ». Petit florilège : Devery Ware et ses logiciels traqueurs, qui vous géolocalisent vous et votre voiture, votre colis Amazon… Les drones de Bertin Technologies ou Evitech, avec caméras intelligentes repérant les comportements anormaux ou asociaux. Ne parlons pas des multiples entreprises de traitement des données des caméras de vidéosurveillance, qui proposent elles aussi d’analyser les personnes asociales ou bizarres, qui comptent, chiffrent, rationalisent les comportements humains et nous font rentrer dans des logiciels. Les boites qui proposent à l’armée ou aux forces de l’ordre des réseaux de communications portatifs avec système de caméras de vidéosurveillance directement reliées au poste de commandement via des lignes cryptées et sécurisées sont aussi nombreuses. Vinci est présente évidemment, puisque CEGELEC, une de ses filiales, propose des postes de commandement avancés, des labos NBC [23] portatifs, des stations d’épurations transportables, et toutes sortes de joyeusetés pour armée en campagne. Thalès remporte la palme de l’effrayant, avec Hypervisor qu’elle a installé à Mexico : des milliers de caméras, de capteurs, de mises en réseau pour une surveillance totale de la ville [24]. Il y en a de plus inattendus comme des cuisines roulantes pour bidasses en déplacements, bref il y en a pour tous les goûts au pays de la sécurité !

A la mi-octobre, un nouveau journal pour décrypter l’actualité politique à Saint Étienne et sa région a vu le jour. Un gros dossier sur l’armement dans la région compose le cœur de ce premier numéro. Il y aussi un retour sur l’euro 2016, des brèves sur les personnages de notre région, de beaux dessins…


Vous pouvez trouvez le reste des articles, dans la version papier dans tous les lieux chouettes de Sainté.

[1D’après l’historique de l’entreprise par elle-même, consultable en ligne sur <www.verney-carron.com&gt;

[2Fusil d’Assaut de la Manufacture d’Armes de Saint-Étienne, le fusil d’assaut actuel de l’armée française.

[3Ibid.

[4Cité d’un entretien avec Pierre Verney-Carron, dans l’enquête télévisée Attention Flash-ball ! par Alexis Veller (2010).

[5Les Cahiers de la sécurité intérieure, n° 27, 1997

[6Stéphane Albouy, Flash-ball : l’arme anti délinquants, Le Parisien, 17/05/2002

[7cité dans Le Monde du 30/05/2002.

[8Nous avons pu nous entretenir à ce sujet avec lui.

[9Notion chère à l’ancien ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius.

[11(11)

[12France Culture, Du grain à moudre d’été : Peut-on aimer sa police ?, 03/08/2016, accessible en podcast.

[13Commission nationale de Déontologie de la Sécurité

[14Cité d’un communiqué de presse de la « Conférence des blessés par la police lors de la manifestation du 22 février 2014 à Nantes ».

[15Voir notamment : Angela Bolis, Dix victimes du Flash-ball depuis cinq ans, Libération, 13/12/2010, ou encore Flash-ball, les ravages d’une arme, dossier sur <mediapart.fr> .

[16Inspection Générale de la Police nationale, la « police des polices », censée enquêter et punir les auteurs de bavures.

[17Direction Générale de la Police nationale

[18Autre fabricant français, de munitions de LBD notamment.

[19Voir Denis Meynard, Verney-Carron défend son Flash-Ball, Les Échos, 24/07/2015, ou les communiqués de l’entreprise sur leur site <www.verney-carron-security.com&gt; .

[20Verney-Carron est revendeur et non fabricant pour ce type d’armes.

[21Interviewé également dans l’émission de France Culture citée plus haut

[22Groupement des Industries de Défense et de Sécurité terrestre, dont Verney-Carron est membre. On peut consulter la brochure sur leur site <www.gicat.com&gt;

[23Nucléaires, Bactériologiques et Chimiques

[24Lire à ce sujet le bon dossier de Frédéric Gaillard et Pièces Main d’Œuvre, Dans la mire d’Hypervisor, janvier 2010.


Une ville d’arme et d’histoire

Saint-Étienne a une sacrée histoire, une histoire multiple, des histoires rouges, noires, jaunes, vertes… Mais ici, on va surtout s’intéresser à celle de l’armement, thématique oblige.

Tout commence, on ne sait trop quand, cela diffère selon les sources. Les plus optimistes parlent de traces de forges à l’époque de Jules César, d’autres, peut-être plus sérieux (le Musée d’Art et d’Industrie), annoncent le XIVe siècle pour les premières traces d’armuriers à Saint-Étienne. L’affaire fait son bonhomme de chemin et en 1535 François Ier envoie un émissaire, George Virgile, organiser la production d’armes pour ses guerres italiennes. Voilà le destin de Saint-Étienne pour les siècles futurs : fabriquer les armes du pouvoir. En 1669, on compte dans le recensement de Saint-Étienne 600 armuriers et 50 canonniers pour 28 000 habitants. L’armurerie s’installe, et s’installe même vraiment, car un siècle plus tard (en 1764), Louis XV veut uniformiser et augmenter la production d’armes militaires (quel homme moderne !) et crée alors la Manufacture Royale qui a le monopole des armes de guerre avec celle de Charleville. L’ingénieur Griboval, un type qui n’aurait pas détonné de nos jours, met en place un tas de mesures pour rationaliser la production. Division des tâches entre les ateliers, mécanisation, uniformisation, l’objectif est que toutes les armes soient interchangeables entre elles. Ce qui n’est pas sans faire râler les armuriers, qui perdent de leur indépendance. Un banc d’essai est aussi créé au sein de la Manufacture pour tester les armes. La production augmente, et pendant la Révolution, l’État décide de passer en régie directe de la Manufacture, il n’y a plus d’entrepreneurs en intermédiaire. En période trouble, mieux vaut avoir la main ferme sur l’armement !

La ville est tellement célèbre pour sa production qu’elle s’appellera entre 1793 et 1795 Armeville, ce nom douteux sera heureusement vite oublié… Il faut dire qu’à cette époque, l’ambiance n’est pas très pacifique, et que la Manufacture marche à plein régime ! Le début du XIXe siècle voit la naissance d’affaires encore vivantes telles que Verney-Carron (le Flash-ball), ou Rivollier (qui ne fabrique plus vraiment, mais fournit les habits de la police municipale de Saint-Étienne par exemple). Sous le Second Empire, là aussi on produit beaucoup de fusils. Il faut dire que Napoléon III s’en donne à cœur joie. Après être allé d’abord en Crimée en découdre avec les Russes (1854-1856), il va ensuite en Italie, il agrandit ou crée nombre de colonies (Sénégal, Madagascar, Comores, Djibouti, Cochinchine…), va mettre à sac le Palais d’été de Pékin, et va mettre son grain de sel au Mexique… Je dis « il », mais comme toujours c’est « Leurs guerres, nos morts », lui reste au chaud à Paris, les soldats se battent et les ouvriers stéphanois fabriquent tout le nécessaire pour l’impérialisme français. Et pour cela, en 1864, sont construits place du Treuil les nouveaux bâtiments de la Manufacture, elle quitte alors la place Chavanelle et le quartier des armuriers pour ses nouveaux quartiers (aujourd’hui, Cité du design et tout ce qui l’entoure). La chute de l’Empire est donc un coup dur pour l’armurerie stéphanoise, il faut attendre la Loi Farcy de 1885 libéralisant la production et la vente d’armes, et la production d’un nouveau fusil (le fusil Lebel) un an plus tard pour relancer l’économie stéphanoise.

Un autre monument stéphanois se crée à la même époque : Manufrance. Créée en 1885, elle perdurera durant pile un siècle. Cette entreprise modèle croit bien vite sous le patronage de ses fondateurs Étienne Mimard et Pierre Blachon. Ce dernier meurt au bout de quelque temps, et voilà que Mimard est seul aux commandes. Des bâtiments gigantesques sortent de terre Cours Fauriel, ultramodernes, novateurs, où tout est parfaitement hiérarchisé, chronométré, contrôlé… On dit que Mimard pouvait voir tous « ses » employés depuis son bureau ! Le rêve panoptique ! Arrive la Première Guerre mondiale, et forcément, si les obus explosent, la production d’arme explose, c’est alors plus de 10 000 personnes qui travaillent à la M.A.S. [1]. Et puis voilà 1936 et ses grandes grèves (ou plutôt 1937, on est en retard à Saint-Étienne). La plus célèbre sera celle des cent jours de Manufrance pour obtenir de meilleurs salaires. Étienne Mimard, n’étant pas très doué pour le dialogue et trouvant que sa femme fait déjà un sacré boulot en matière de bonnes œuvres, ne comprend pas pourquoi il devrait augmenter ses ouvriers. La mairie Front Populaire soutient le mouvement, Mimard enrage, des syndicalistes sont licenciés. Finalement, un arbitre nommé par l’État imposera un compromis, que Mimard ne respectera pas (sur la réintégration des syndicalistes licenciés notamment).
 
Deux ans plus tard, voilà une nouvelle guerre, la M.A.S. est réquisitionnée par l’armée allemande en novembre 1942 pour lui produire des armes. À nouveau, c’est plus de 10 000 personnes qui y travaillent, il s’organise en interne des réseaux de résistance qui sabotent la production. On parle de 99 % de rebut sur certains lots, et de nombreuses machines endommagées. À tel point qu’un agent secret de Londres notera dans son rapport qu’un employé sur deux est un contrôleur qui vérifie que les machines n’ont pas été déréglées, cassées, et que les pièces sont utilisables !


Après la Seconde Guerre mondiale, voilà que la production d’armes de guerre diminue, mais l’armement de chasse lui se porte à merveille. Il faut racheter tous les fusils confisqués par l’armée allemande ! On compte encore 5500 salariés à la M.A.S. en 1947, dont 4700 CGTistes et 750 encartés au PCF ! Mais jusqu’en mai 68, il n’y a pas de mouvement majeur et cette année-là, face aux revendications des ouvriers de la Manu, la direction est plutôt conciliante. L’armement c’est stratégique, donc les revendications ouvrières sont vite satisfaites pour éviter un arrêt trop long de la production et surtout par peur que ceux-ci prennent la production ! Mais avec les années 70 arrive la fameuse crise, Manufrance décline, se fera racheté en 1980 par un certain Bernard Tapie qui signe là un de ses premiers coups fumeux, puis à la fin de cette même année une SCOPD [2] est créée par les derniers employés. Mais en 1985 c’est officiel, Manufrance c’est fini. Pendant ce temps, la M.A.S. ne se porte pas si mal puisqu’elle produit des FAMAS [3] en nombre et qu’elle s’est diversifiée dans divers éléments des chars. En 1989-90, la M.A.S. passe sous le giron de GIAT Industries [4], une entreprise à capitaux d’État, première pierre posée vers sa privatisation. Dix ans plus tard, le site est fermé et vendu aux enchères… Pour devenir la Cité du design. De la guerre au design, il n’y a qu’un pas…


Alors qu’est-ce qu’il reste de toute cette histoire ? Quelques bribes du passé armurier et militaire de Saint-Étienne. Optsys, filiale de Nexter (ex-GIAT) qui fabrique des outils optiques pour mieux tirer sur les méchants depuis les chars est le seul survivant sur le site de la M.A.S. Le banc d’essai teste les armes et fait des tests de résistance sur divers matériaux. EDIACA, imprimerie de l’armée, s’occupe notamment de l’impression des bulletins de salaire des soldats. À Saint-Chamond, on trouve une filiale de Nexter spécialisée dans l’armement et la protection des risques nucléaires, biologiques et chimiques. Voilà pour l’aspect militaire, on a fait le tour. Un ancien CGTiste de la M.A.S. me disait : « si on fait la guerre, au moins qu’on n’engraisse pas les capitalistes vendeurs d’engins de mort. Il faut une production gérée par l’État et qu’on n’en vende pas aux autres ». Mais des armes étatiques, démocratiques, communistes ou libertaires, ça reste des armes, non ?

A la mi-octobre, un nouveau journal pour décrypter l’actualité politique à Saint Étienne et sa région a vu le jour. Un gros dossier sur l’armement dans la région compose le cœur de ce premier numéro. Il y aussi un retour sur l’euro 2016, des brèves sur les personnages de notre région, de beaux dessins, des mots-croisés et autre divertissements…
Vous pouvez trouvez le reste des articles, dans la version papier dans tous les lieux chouettes de Sainté.

[1Manufacture d’Armes de Saint-Étienne est le nouveau nom républicain de la Manufacture Royale

[2Société Coopérative de Production et de Distribution

[3Fusil d’Assaut de la M.A.S.

[4Groupement Industriel des Armements Terrestres