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Pour resituer le contexte qui a précédé la mort de Rémi Fraisse, il faut rappeler que les occupant-e-s de la zone du Testet, opposé-e-s à un projet de barrage hydraulique, avaient commencé à être expulsé-e-s avec violence lors de plusieurs opérations de gendarmerie successives, les 27 février et 16 mai, puis à partir du mois d’août 2014.



Entre les mois d’août et octobre, 62 personnes sont interpellées dans le cadre de ces opérations.

Le 7 octobre, Elsa Moulin est gravement blessée à la main par une grenade de désencerclement (ou DMP, pour « Dispositif Manuel de Protection »), jetée par la fenêtre d’une caravane par un gendarme du PSIG, alors qu’elle se trouve à l’intérieur.



Les collectifs d’opposant-e-s au projet de barrage appellent à un weekend de mobilisation les 25 et 26 octobre 2014, en prévision de l’expulsion de la Métairie Neuve.

Le 25 octobre vers minuit, alors que les CRS s’étaient retirées de la zone, une première action collective des opposant-e-s prend pour cible la « zone de vie » du chantier, y détruisant un mobile-home et un groupe électrogène. Le PSIG, puis deux pelotons de gendarmerie mobile arrivent sur place dans l’heure qui suit.

Dans la journée suivante, près de 2000 personnes se rassemblent dans la vallée du Tescou.

A partir de 16h30, des affrontements éclatent entre manifestant-e-s et forces de l’ordre, se poursuivant jusqu’à 19h00.



Sont présents sur zone les escadrons de gendarmerie mobile de la Réole (EGM 28/2), de Pamiers (EGM 33/2) et de Châteauroux (EGM 47/3), ainsi que la CRS 20 de Limoges et le PSIG de Gaillac, regroupés au sein d’un groupement tactique gendarmerie (GTG) sous les ordres du commandant du groupement de gendarmerie mobile de Limoges (GGM IV/2) et du groupement de gendarmerie du Tarn (GGD 81).

Vers 19 heures, les CRS se retirent. L’EGM 47/3 protège la zone de vie, relayés à minuit par l’EGM 28/2, tandis que les pelotons de l’EGM 33/2 protègent les engins de chantiers à Montans. Le PSIG se retire à son tour à minuit.


LA MORT DE REMI FRAISSE


remi_fraisseAprès minuit, les affrontements se cristallisent autour de la zone de vie, où sont retranchés les 72 gendarmes mobiles des pelotons Charlie, India, Alpha et Bravo de l’EGM 28/2. La zone de vie est entourée de deux clôtures de 1,80 mètres et d’un fossé profond de 2,50 mètres, qui rendent l’endroit imprenable.

A partir de 00h25, des affrontements éclatent au niveau de la zone de vie. A 00h35, le commandant du GTG lance les sommations au haut-parleur. A 00h49, les pelotons India, Alpha et Charlie 2 tirent des grenades lacrymogènes et lancent des charges en direction des manifestant-e-s.

Vers 01h00, le commandant de gendarmerie mobile autorise l’usage de grenades OF et F4, alors que les gendarmes ne sont pas en difficulté. Il indique en effet au Centre Opérationnel : « Terrain tenu, pas de gros soucis ». Vers 01h20, l’un des témoins du dossier, Marc, 57 ans, est touché par un tir de LBD au thorax et tombe dans les bras de Rémi Fraisse, qui lui vient en aide et l’éloigne du périmètre couvert de gaz lacrymogènes, avant de repartir.

Peu après 01h30, Rémi Fraisse est à nouveau à proximité de la zone de vie. Visiblement révolté par la violence des forces de l’ordre, des témoins disent qu’il s’approche des grilles les bras levés, criant aux gendarmes « Arrêtez ! Arrêtez ! ». Dans le même temps, 10 à 15 gendarmes du peloton India continuent de mener des charges répétées en dehors de la zone de vie, tirant des grenades lacrymogènes et des grenades GLI F4 « assourdissantes » vers les manifestant-e-s situés sur le chemin, à une trentaine de mètres de là où se trouve Rémi, avant de se replier. Plusieurs témoins et personnes présentes, dont certaines sont blessées, évoquent également des tirs de LBD 40.

A 01h40, Rémi est près d’un groupe de quatre ou cinq personnes, à une quinzaine de mètres des gendarmes, quand plusieurs explosions retentissent. Depuis les positions du peloton Charlie 1 constitué de 8 gendarmes, le maréchal des logis Jean-Christophe Jasmain vient de lancer une grenade OF F1 « offensive » en cloche par dessus la clôture, qui explose dans le dos de Rémi, lui sectionnant le haut de la colonne vertébrale et le tuant sur le coup.

Le commandant demande de stopper l’utilisation de grenades GLI F4 : « Stop pour les F4 ! Il est là-bas, le mec. OK, pour l’instant, on le laisse »

A 01h50, les projecteurs des gendarmes s’éteignent et le peloton India quitte à nouveau la zone de vie, cette fois-ci pour aller chercher le corps de Rémi, qu’il traîne jusqu’à la zone de vie. Un gendarme du peloton s’écrie alors « Il est décédé, le mec… Là, c’est vachement grave… Faut pas qu’ils le sachent… ».

A 02h00, le Centre Opérationnel et de Renseignement de la Gendarmerie (CORG 81), le Centre de Renseignement Opérationnel de Gendarmerie (CROGEND) et le Procureur d’Albi (Claude Dérens) sont informés. Puis, à 02h08, le préfet (Thierry Gentilhomme).

Le décès est confirmé par les pompiers d’Albi à 02h17 et à 03h12, un premier examen est réalisé par un légiste dans leur véhicule de secours et d’assistance aux victimes (VSAB), toujours sur zone.

Les forces de gendarmerie se retirent entre 03h00 et 04h00.

A partir de 04h00, l’enquête est confiée au Service de Recherche (SR) de Toulouse, à la Brigade de Recherche (BR) de Gaillac et aux techniciens du Groupement de Gendarmerie Départementale (GGD) du Tarn. Dés 04h30, ils interrogent le lieutenant-colonel Bertrand Loddé, commandant du groupement de gendarmes mobiles GGM IV/2 de Limoges.

Un second examen plus approfondi est réalisé sur le corps de Rémi à la maison funéraire de Rabastens, avant qu’il ne soit transféré au service médico-légal de Toulouse pour autopsie. Mais ce n’est qu’avec les résultats des analyses rendues par le Laboratoire de Police Scientifique de Toulouse le 28 octobre qu’on apprend la présence de traces de TNT et que la grenade offensive est mise en cause dans le décès de Rémi.


LES RAPPORTS DES INSPECTIONS GENERALES DE LA GENDARMERIE ET DE LA POLICE NATIONALES (IGGN / IGPN)


GR_MA_OF_F1Les premières conclusions de l’enquête conjointe de l’IGPN et de l’IGGN sont remises au ministre de l’Intérieur le 14 novembre, avant d’être rendues publiques le 5 décembre 2014. Elles détaillent les prémisses de l’engagement des forces de l’ordre sur le site de Sivens et la chronologie des événements du weekend des 25 et 26 octobre.

Elles présentent également un détail des munitions utilisées pour le maintien de l’ordre :

Pour la nuit du 25 octobre : 68 grenades lacrymogènes CM6, 38 grenades explosives/lacrymogènes GLI F4, 17 grenades offensives OF F1 et 27 cartouches de LBD 40×46 mm.
Pour la nuit du 26 octobre : 237 grenades lacrymogènes CM6, 38 grenades explosives/lacrymogènes GLI F4, 23 grenades offensives et 41 cartouches de LBD 40×46 mm.

Le reste du rapport s’acharne à affirmer que l’ensemble de l’action des forces de l’ordre était juste et proportionnée, tout en exagérant la pression exercées par les manifestant-e-s et leurs capacités offensives. Des photographies sont ainsi mises en annexe dans une tentative de comparer les modes d’action des manifestant-e-s à Sivens et à Notre Dame des Landes et reprenant sans distinction des images d’affrontements qui ont eu lieu à d’autres endroits (notamment sur le camp anti nucléaire du Chefresne). Les auteurs du rapports font ainsi preuve d’une certaine malhonnêteté et leur manœuvre révèle leur parti pris dans l’enquête.

Les images laissent également supposer qu’il y aurait face aux force de l’ordre une force homogène et particulièrement organisée, les « zadistes », qu’on retrouverait sur plusieurs champs de bataille et qui nécessiterait l’utilisation de moyens de force spécifique. La volonté manifeste du rapport étant de maximiser la violence des manifestant-e-s tout en relativisant celles des forces de l’ordre.

Le rapport sur les circonstances de la mort de Rémi Fraisse sert ainsi à justifier l’usage d’armes de guerre telles que les grenades offensives, sans jamais chercher à préciser le rôle joué par la victime, ni celui joué par le maréchal des logis Jean-Christophe Jasmain qui a lancé la grenade.

Un second rapport de l’IGGN/IGPN rendu public la veille interroge de manière plus générale l’emploi des munitions en opérations de maintien de l’ordre.

Il intervient en réalité pour accompagner l’autre rapport, dans une volonté manifeste de préserver la doctrine du maintien de l’ordre française : le fameux « maintien à distance ».

Ayant recours à des données partielles et partiales, le rapport s’interroge sur la pertinence de suspendre l’utilisation de l’une (F4) ou l’autre (OF) grenade, les arguments invoqués reposant essentiellement sur des considérations pratiques, la réflexion sur l’éthique ne semblant pas être la priorité de ses auteurs.

Des tableaux lacunaires (aucune donnée sur le nombre de GLI F4 utilisées par la police entre 2011 et 2014) prétendent donner le nombre de munitions de chaque sorte employées chaque année pour le maintien de l’ordre :

Pour 2010 : 3612 grenades lacrymogènes CM6/MP7, 113 grenades de désencerclement DMP, 20 grenades explosives/lacrymogènes GLI F4, 7 grenades offensives OF F1 et 40 cartouche de LBD 40×46.

Pour 2011 : 4109 grenades lacrymogènes CM6/MP7, 338 grenades de désencerclement DMP, 739 grenades explosives/lacrymogènes GLI F4, 251 grenades offensives OF F1 et 180 cartouche de LBD 40×46.

Pour 2012 : 2758 grenades lacrymogènes CM6/MP7, 59 grenades de désencerclement DMP, 124 grenades explosives/lacrymogènes GLI F4, 81 grenades offensives OF F1 et 337 cartouche de LBD 40×46.

Pour 2013 : 5719 grenades lacrymogènes CM6/MP7, 125 grenades de désencerclement DMP, 422 grenades explosives/lacrymogènes GLI F4, 31 grenades offensives OF F1 et 296 cartouche de LBD 40×46.

Pour 2014 : 9739 grenades lacrymogènes CM6/MP7, 417 grenades de désencerclement DMP, 580 grenades explosives/lacrymogènes GLI F4, 65 grenades offensives OF F1 et 463 cartouche de LBD 40×46.


La perspective d’une interdiction des grenades semble en effet les chagriner. Il en va de la réputation du maintien de l’ordre à la française, qui perdrait là l’un de ses gadgets, utilisé massivement par les gardes mobiles pour le contrôle des foules. Les grenades offensives sont effectivement employées uniquement par la gendarmerie, ce qui n’est pas le cas des GLI F4, qui sont employées à la fois par les policiers et les gendarmes. Le cynisme du rapport va jusqu’à comparer les avantages et inconvénients qu’il y aurait à interdire l’une ou l’autre de ces armes, alors même que la grenades offensive est très clairement visée par l’enquête sur la mort de Rémi Fraisse.

Dans les préconisations finales, le rapport recommande le maintien en service des deux grenades, accompagnant ses conclusions d’une fébrile mise en garde sur les modalités de mise en œuvre des armes. Les 13 recommandations qui concluent le rapport appuient essentiellement sur une meilleure communication de la part des forces de l’ordre, afin de permettre au « public » de mieux comprendre les raisons qui animent l’emploi de tels moyens de force.


CE QUE NOUS APPREND LA MORT DE REMI FRAISSE


Vital_MichalonAvec ce drame, on a pris conscience de l’usage massif de grenades à effet de souffle, qui se classent au sommet des armes du maintien de l’ordre, dans ce qui est le deuxième stade d’intervention (“emploi des armes”).

Elles sont les seules grenades servant dans ce cadre à être composées d’une ogive métallique.

Contenant de fortes concentration de TNT, en tout cas assez puissantes pour avoir provoqué la mort de Rémi Fraisse, les grenades offensives avaient déjà été pointées du doigt lors de la mort de Vital Michalon, tué par un modèle plus ancien de ces grenades lors de la manifestation anti-nucléaire de Creys-Malville le 31 juillet 1977. Vital Michalon n’avait pas été blessé, mais ses poumons avaient éclaté à cause de l’effet de souffle de la grenade.

Malgré l’incrimination de la grenade offensive par les premiers rapports d’autopsie, les tergiversations de l’inspection générale des services autour de sa suspension au cours du mois de novembre 2014 démontrent la volonté de justifier l’injustifiable au nom de considérations marketing.

L’influence des marchands d’armes n’y est sans doute pas pour rien…


OU EN EST L’AFFAIRE ?

Le 18 mars 2016, le maréchal des logis Jean-Christophe Jasmain est entendu au Tribunal de Toulouse, avant d’être placé sous le statut de témoin assisté, ce qui signifie qu’il reste mis en cause, mais qu’il n’y a “pas assez d’éléments” pour le mettre en examen. Les faits qui lui sont reprochés ont été requalifiés : il n’est plus poursuivi pour “violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner par une personne dépositaire de l’autorité publique”, mais seulement pour “homicide involontaire”.

Contrairement à ce qui est affirmé dans le rapport IGPN/IGGN, le gendarme est donc bien responsable de la mort de Rémi. Pour autant, la Justice (encore une fois) ne semble pas vouloir le reconnaître et s’oriente très probablement vers un de ces non-lieux dont les forces de l’ordre bénéficient presque à chaque fois que quelqu’un est tué par leur faute…

En effet, en juin 2017, le procureur de Toulouse, Pierre-Yves Couilleau, requiert un non-lieu.

Le 8 janvier 2018, les juges d’instruction Anissa Oumohand et Élodie Billot abondent dans le sens du Parquet et prononcent le non-lieu dans une ordonnance de 62 pages. La famille fait appel.

 


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